Le roi Felipe VI et le Premier ministre Pedro Sánchez @casarealoff/screenshot/Dynastie

Le 19 juin 2014, pour sa proclamation en tant que roi d’Espagne, Philippe (Felipe) VI prononce un discours qui se veut programmatique. Parmi les expressions qui retiennent le plus l’attention, il en est une qui synthétise son ambition personnelle : incarner « une monarchie rénovée pour une époque nouvelle ». Il a conscience que les temps ont changé depuis celle de son père, Juan Carlos, en 1975. Le pays est devenu une démocratie et a connu de profondes transformations après la fin de la dictature de Francisco Franco. Le souverain qui s’exprime ainsi sait aussi que la crise de 2008 a laissé des traces dans la société espagnole. En effet, notre voisin ibérique est en proie à une défiance généralisée à l’égard des institutions. L’incapacité du monde politique à répondre aux attentes des citoyens se conjugue à une corruption qui touche non seulement les partis mais également l’institution royale.

Quand la justice s’en mêle

C’est tout la monarchie qui est ébranlée lorsque l’affaire Nóos débouche sur la condamnation en justice du beau-frère, Iñaki Urdangarin, et de la sœur du roi Felipe VI, l’infante Christine. Cette dernière est condamnée à rembourser plus de 260 000 euros dont elle a indument bénéficié en raison des détournements de fonds dont s’est rendu coupable son époux. Celui-ci purge aujourd’hui une peine de quasiment six ans de prison.  En 2012, Juan Carlos est victime d’un accident de chasse au Botswana, pays où il est en safari aux côtés de sa maîtresse de l’époque, la femme d’affaires Corinna zu Sayn-Wittgenstein. La nouvelle est du plus mauvais effet dans une Espagne plongée dans la crise. Un an plus tard, la confiance des citoyens dans la figure royale en proie avec la justice, qui jouissait jusqu’alors d’une très bonne image, tombe à 42 % selon un sondage effectué par El País.

Le roi Juan Carlos @casarealdeespana @casareamdeespana/@casarealoff/screenshot/Dynastie

Un regain de popularité à nuancer ?

Lors de avènement dès 2014, Philippe VI va s’employer  à redorer le blason de la monarchie. Né en 1968, le roi n’est certes pas un « millennial » mais comprend qu’à l’heure des réseaux sociaux, cette transformation est indispensable. Il édicte donc un code déontologique pour les membres de la famille royale, fait réaliser un audit annuel de l’institution et décide d’en publier les comptes tous les ans. Toute l’action de Philippe VI est tournée autour de la jeunesse, de l’emploi ainsi que de la modernisation et du rayonnement du pays. Les résultats en matière de popularité ne se font pas attendre, puisque le roi regagne en confiance auprès des Espagnols. En 2021, divers sondages démontrent qu’il jouit du soutien de plus de 60 % des personnes interrogées, même si la monarchie en elle-même est durablement affectée à leurs yeux. Tout cela conduit à penser que nos amis ibériques sont davantage royalistes (attachés à une figure qui leur semble digne de respect) que monarchistes (défenseurs d’une institution). Même la reine Letizia, ancienne journaliste divorcée, voit son image s’améliorer, alors que les monarchistes les plus conservateurs n’en ont jamais voulu.

Ces résultats ne masquent pas les scandales qui continuent d’éclabousser Juan Carlos qui a été contraint de renoncer à la couronne qu’il portait depuis 1975. Au début du mois d’août 2020, il décide, pour répondre aux pressions du gouvernement de Pedro Sánchez, de quitter l’Espagne, s’installant à Abu Dhabi. L’ancien monarque, qui souhaite aujourd’hui revenir, est sous le coup de plusieurs enquêtes en Espagne, en Suisse et au Royaume-Uni pour des délits présumés de blanchiment d’argent, chantage, création de sociétés-écrans et prise illégale d’intérêts.

Philippe VI passe donc son temps à éteindre des feux provoqués par les membres de sa famille – il a dû écarter son père et sa sœur de l’institution royale

Le roi Felipe VI passe en revue les troupes de la Garde royale @casarealdeespana/@casarealoff/screenshot/Dynastie

Ces actions semblent nécessaires car les enquêtes d’opinion favorables dont il bénéficie marquent trois ruptures. La première est idéologique, puisque la gauche radicale (Podemos, Gauche unie) est hostile à la monarchie. De son côté, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) est officiellement républicain. Il s’est rallié au roi lorsque ce dernier est devenu le « pompier de la démocratie » en la sauvant du coup d’État du 23 février 1981. Pedro Sánchez, néanmoins, souffle le chaud et le froid et les sociaux-démocrates sont divisés sur la question. Au contraire, la droite de Citoyens, du Parti populaire et de Vox soutiennent Philippe VI sans détours.

La deuxième de ces ruptures est géographique, puisque les communautés autonomes espagnoles les plus travaillées par l’indépendantisme (Catalogne, Pays basque) sont les moins monarchistes. Au contraire, le centre et le sud du pays sont ses soutiens les plus fidèles. La fracture est enfin générationnelle, puisque les plus de 55 ans restent attachés au monarque mais que les moins de 35 ans lui sont bien moins acquis. Son discours antiséparatiste prononcé à la télévision  le 3 octobre 2017, deux jours après le référendum séparatiste illégal en Catalogne, a permis de renforcerson image auprès d’une bonne partie des Espagnols tout en achevant de creuser le fossé avec les indépendantistes.

L’unité territoriale de l’Espagne, dont le roi est garant en vertu de l’article 56 de la Constitution de 1978, est justement l’une des clefs de sa perception par les citoyens. Une part (réduite) de la droite la plus radicale, qui l’avait soutenu il y a quatre ans, lui a ensuite reproché d’avoir accepté de signer, en juin 2021, le décret de grâce des anciens responsables catalans sécessionnistes condamnés à de la prison en octobre 2019. C’est ce qui lui valu chez certains le surnom péjoratif de Felpudo VI (littéralement, « Paillasson VI»).

Louis-Alphonse de Bourbon et son épouse @luisalfdeborbon/@casarealoff/screenshot/Dynastie

Une République est-elle envisageable ?

Existe-t-il une possibilité pour la monarchie espagnole de disparaître aujourd’hui ? L’on peut en douter car la majeure partie des républicains espagnols propose moins un changement de régime qu’une idéologie (ancrée très à gauche) dont un bon nombre d’Espagnols ne veut pas. D’ailleurs, outre le déclin d’Unidas Podemos, un autre obstacle important se dresse sur sa route : une réforme constitutionnelle visant à instaurer une Troisième République ne pourrait se faire qu’avec accord des deux tiers des Cortes, de nouvelles élections générales, une validation du projet par le Parlement élu et référendum favorable.

Notons aussi que d’autres branches pourraient théoriquement régner en Espagne, même si leurs chances paraissent bien maigres. Apparus avec la rupture entre Isabelle II (reine de 1833 à 1868) et son oncle Charles (prétendant de 1833 à 1845), les partisans du carlisme sont divisés depuis les années 70 entre un mouvement « socialiste autogestionnaire » (lancé par Charles-Hugues de Bourbon-Parme) et une vision traditionaliste de la société, défendue par Sixte-Henri de Bourbon-Parme. Quant à Louis-Alphonse de Bourbon, il est avant tout prétendant légitimiste au trône de France et les visées que certains lui prêtent sur le trône d’Espagne sont pour le moins incertaines.

En dépit de tout ce qui vient d’être dit, Philippe VI sait donc que sa popularité n’est pas un fait établi pour l’éternité et que les prochaines années seront capitales pour son avenir – ainsi que pour celui de son héritière, Leonor.

Nicolas Klein