Ravagée depuis 2011 par la guerre civile, la Syrie est aujourd’hui  un pays meurtri dans sa chair et son histoire millénaire. Longtemps un territoire prospère, notamment sous l’Antiquité, elle a offert  une impératrice à Rome : Julia Domna. Célèbre pour avoir été l’épouse de Septime Sévère, premier empereur romain d’ascendance lybico-punique ainsi que la mère de Caracalla, elle ne s’est pas contentée de rester dans l’ombre des hommes de sa famille et a joué un rôle majeur à la tête de l’Empire. Après vous avoir fait découvrir, le destin de l’impératrice Poppée, deuxième épouse de Néron, la Revue Dynastie vous plonge dans l’histoire de « l’Augusta Mater castrorum », une princesse orientale dont le nom reste indissociable de la dynastie des Sévères.

Promise à un destin exceptionnel par les astres

Personnage indissociable de l’histoire des Sévères, Julia Domna serait née à Émèse (actuelle Homs), en Syrie, vers 160. Son père, Julius Bassianus, grand prêtre du dieu solaire Élagabal, était issu de la famille royale arabe des Sampsigéramides, une dynastie de rois-prêtres qui régnaient sur la ville, depuis l’arrivée de Pompée en Orient, avant que celle-ci ne soit annexée par Rome et intégrée à la province de Syrie. Bien qu’appartenant à l’aristocratie locale, sa naissance ne la prédestinait pourtant pas à régner un jour. Mais le destin allait en décider autrement…

La famille de l’empereur Septime Sevère @Dynastie

En 187, Julia épouse Septime Sévère. D’origine libyco-punique et né à Leptis Magna, ce dernier est alors gouverneur de la Gaule Lyonnaise, fonction qui lui impose d’être présent à Lugdunum (ancien nom de Lyon). C’est pour cette raison que la jeune Syrienne fait le déplacement jusqu’à la capitale des Gaules, où auront lieu les noces. D’après l’Histoire Auguste, Septime aurait choisi de l’épouser, après avoir appris que l’horoscope de Julia Domna prédisait qu’elle épouserait un roi. Tradition ou invention rétrospective de sa part, il n’est pas impossible que cette affirmation soit fausse, bien qu’il ait été connu pour attacher beaucoup d’importance aux présages et être un fervent dévot de Sérapis et d’Isis.  Julia tombe rapidement enceinte et donne naissance, le 4 avril 188, au futur Caracalla. La carrière de Septime Sévère est fulgurante, amenant donc la famille à déménager à Rome où va naître leur second fils, Geta, en 189. L’année suivante, il accède à la fonction de consul, ce qui projette le foyer au sein de l’élite de Rome ! Les Sévères ont donc atteint le plus haut statut social auquel ils pouvaient prétendre, mais l’Histoire va en décider autrement…

Le bras droit de son mari

Le 31 décembre 192, l’empereur Commode meurt étranglé dans son bain, par l’esclave Narcisse, qui a été embauché par Laetus, Eclectus et Marcia, respectivement préfet du prétoire, chambellan et concubine du monarque. Cruel, débauché et sanguinaire, son assassinat provoque une période de crise, la deuxième année des quatre empereurs et précipitera l’Empire dans une guerre civile de 4 ans qui opposa Pertinax, Didius Julianus, Pescennius Niger, Clodius Albinus et Septime Sévère. Ce dernier est proclamé le 9 avril 193, à Carnuntum, par son armée, et fait son entrée à Rome, le 9 juin suivant. Julia Domna devint dès lors, impératrice, accomplissant ainsi la prophétie.

Représentations de Julia Domna @Dynastie:/wikicommons

Durant ces années de conflit, la nouvelle Augusta et ses enfants suivirent Septime Sévère sur le champ de bataille, les camps militaires étant plus sûrs que la Ville éternelle, puisqu’ils pouvaient être tués à n’importe quel moment par leurs ennemis. Ce voyage forcé sera alors fait de périls, d’angoisses, ainsi que, paradoxalement, d’émerveillements et de bonheurs. Dans cette épreuve, Julia se révèle être un atout de taille pour son époux. En outre, grâce à sa connaissance du grec, des élites locales et les relations de sa famille, elle parvient à constituer un solide avantage à Septime. Sa présence et celle de ses enfants permet de motiver les troupes de Sévère, leur montrant ainsi qu’ils n’étaient pas les seuls à endurer la fatigue, la chaleur et à vivre dans l’angoisse de la mort, présente à chaque coin. Et de gagner le respect des guerriers les plus aguerris et des sénateurs restés confortablement à Rome, ce qui lui vaudra d’obtenir le titre de Mater castrorum, signifiant « Mère des camps », en 195, à l’instar de Faustine la Jeune, défunte épouse de Marc Aurèle et mère de Commode, lors de leur bref retour dans la Ville éternelle.

Sur le trône de Rome

Bien que Septime Sévère sort vainqueur de la guerre civile, son rival Clodius Albinus, constituait toujours une menace pour son trône. Songeant à protéger les intérêts de ses fils, Julia Domna n’hésite pas à suggérer à son mari de faire exécuter la famille de son adversaire, qu’il battra définitivement à Lugdunum, en 197. Le règne des Sévères peut alors véritablement commencer. Afin d’assurer son maintien au pouvoir, Septime se proclama fils de Marc Aurèle et frère de Commode, qu’il divinisa, et exalta la mémoire de Pertinax dont il se prétendait être le vengeur. Il affirma également le caractère dynastique du pouvoir impérial en y associant ses deux fils Caracalla et Geta.  Julia n’est pas en reste. Son visage apparaît sur de nombreuses monnaies, dont un aureus, frappé à l’effigie de l’empereur, où elle apparaît aux côtés de ses enfants. Une autre série de monnaies, émise en 207 par Septime, où son portrait figure seul à l’avers, est représenté le temple de Vesta, au revers, avec l’inscription Vesta Mater, qui se traduit par « Mère Vesta ». Selon Molly M. Lindner, cela pourrait faire référence à une invocation à Vesta lors de prières et de supplications, tandis que d’autres pensent qu’il s’agit d’une commémoration de la reconstruction de l’édifice qu’elle avait ordonné, après l’incendie de 191.

Caracalla (gauche) et Geta (droite) @Dynastie/wikicommons

Tout ceci participe à une volonté de donner l’image d’une famille dirigeante harmonieuse et exemplaire qui assure la continuité et la stabilité. L’exemple le plus parlant de cette idéologie est sans doute le Tondo severiano, une des rares peintures sur panneau de bois de l’époque, qui soit parvenu jusqu’à nous. Conservée au Altes Museum de Berlin, cette œuvre datée de 200, représente la famille impériale, vêtue de somptueux habits cérémoniaux, ornés de pierres précieuses, tandis que Septime Sévère et ses fils tiennent des sceptres et portent des couronnes tressées d’or. Mais comme nous le verrons plus tard, la peinture est également connue pour de tristes raisons. Aucune autre impératrice n’a été autant honorée que Julia Domna, comme en témoigne le très grand nombre d’inscriptions honorifiques et de sculptures la représentant. Notons également que la majorité de ses représentations sont très bien conservées, prouvant alors qu’elle a laissé une image positive à la postérité. L’impératrice aurait également encouragé Philostrate à écrire la Vie d’Apollonios de Tyane.

L’épouse de Septime Sévère joua aussi un rôle officiel, en recevant une ambassade de la cité d’Athènes, venue lui remettre divers honneurs. Elle continua d’accompagner toujours l’empereur, durant ces campagnes militaires, notamment celles contre les Parthes et de Grande-Bretagne. La vie de pouvoir attire fatalement un nombre d’ennemis. Julia Domna n’en fut pas en reste comme avec Plautien, le meilleur ami de Septime Sévère, nommé préfet du prétoire puis anobli et fait consul, qui n’hésita pas à multiplier les intrigues, afin de l’écarter des décisions politiques. En 202, son influence fut telle, qu’il parvint à marier sa fille Plautille à Caracalla. Enfin, pour se débarrasser définitivement de la mère de son gendre, il alla jusqu’à l’accuser d’adultère, mais l’empereur n’y prêta pas attention, d’autant plus que Julia était connue pour condamner ce genre de relation. Grâce à l’influence qu’elle exerçait sur son fils, la souveraine finit par se débarrasser de son rival, en  persuadant Caracalla de le faire assassiner et de répudier son épouse, qu’il détestait, sur l’île de Lipari. Ainsi, Julia Domna prit une place prépondérante dans la famille impériale et put placer ses amis, d’origine syrienne, aux postes les plus importants. Le malheur n’allait pas tarder de frapper à sa porte…

Une mère meurtrie

Affaibli par la goutte, Septime Sévère meurt le 4 février 211, à Eburacum (actuelle York). Le cauchemar commença alors pour Julia Domna. L’impératrice se retrouva donc au pouvoir avec ses deux fils, Caracalla et Geta. Mais les deux frères se haïssaient et cherchaient à s’éliminer mutuellement. Se souvenant de l’époque où leur père devait affronter ses adversaires pour accéder au trône, leur mère refusa qu’une telle situation se reproduisit et fit tout pour empêcher une nouvelle guerre civile, en vain. D’après Hérode, elle aurait même été opposée à une division de l’Empire, qui aurait anéanti l’œuvre de leurs prédécesseurs. Mais Julia ne parvint pas à éviter le pire. Convaincue par Caracalla, d’organiser une réunion de réconciliation, elle voit son fils Geta mourir égorgé dans ses bras, par les partisans de son frère, en décembre 211. Elle-même fut blessée dans l’attaque. Caracalla alla plus loin, en imposant une damnatio memoriae ultra radicale, à tel point que le cognomen Geta de Lucius Lusius Geta, préfet d’Égypte en 54, fut même martelé sur une inscription. Le Tondo severiano, évoqué précédemment, est également un témoin de cette mesure, le visage de Geta fut totalement effacé. Le cynisme de l’unique empereur fut poussé à son paroxysme, puisqu’il fit interdire à sa mère de pleurer son fils, l’obligeant carrément à rire et à se réjouir comme si de rien n’était.

Le meurtre de Geta brisa définitivement la relation entre Julia Domna et Caracalla. Toutefois, la mère et le fils devaient encore gouverner ensemble, Caracalla ayant besoin d’elle pour légitimer son pouvoir, n’hésitant pas à lui déléguer de nombreuses responsabilités. Un relief, aujourd’hui conservé au Musée national de Varsovie, représente justement Julia Domna, figurée sous les traits de Victoria, déesse de la victoire, couronnant Caracalla d’une couronne de laurier.  Cette nouvelle proximité fit jaser, donnant naissance à bien des médisances, à tel point que les chansonniers d’Alexandrie la représentaient en Jocaste, mère-épouse d’Œdipe. Lorsque Caracalla fut assassiné en 217, lors d’un attentat improvisé par son préfet du prétoire Macrin, un africain et ancien ami de Plautien, Julia Domna tenta de soulever la garde prétorienne, à Antioche, mais sans succès. Elle fut autorisée à se retirer à Émèse, tout en conservant sa fortune. Atteinte d’un cancer du sein et éprouvée par les malheurs, l’ex-impératrice se laissa mourir de faim. Contrairement à la tradition, elle ne fut pas incinérée, mais inhumée dans un sarcophage, dans le mausolée d’Auguste, à l’instar de Poppée, enterrée de la même manière et autre occupante du tombeau.

L’assassinat de Geta (Jacques Pajou, Staatsgalerie, Stuttgart) @Wikicommons

C’est ainsi que s’acheva la vie incroyable de Julia Domna, lointaine descendante d’une lignée de monarques, qui devint la souveraine du peuple qui avait soumis sa maison, comme l’avaient prédit les astres. Pourtant, personne, pas même elle, aurait pu imaginer un tel destin, ayant épousé un homme qui n’avait aucune chance d’accéder à une telle position. Malheureusement, elle dut en payer le prix puisque sa vie fut constamment marquée par l’angoisse et la douleur. Mais ce que son horoscope avait oublié de dire, c’est qu’elle devait être à l’origine d’une gynocratie politique exceptionnelle. Sa sœur Julia Maesa reprendra le pouvoir au profit de ses petits-fils, Héliogabale et Sévère Alexandre, et gouvernera à leur place, donnant à l’Empire, une allure cosmopolite dans tous les domaines.

Lucas-Joël Houllé