Condamner le passé en déboulonnant les statues ? Voilà le nouveau jeu de certaines associations ou mouvements, posant sur l’Histoire leur regard partiel et contemporain, forcément anachronique. Mais, le déboulonnage de statues n’a pas été inventé par le XXIe siècle !  La Revue Dynastie fait le point sur ce phénomène qui nous touche depuis des siècles.

Déjà sous l’Egypte Antique, au 14e siècle avant Jésus-Christ, quelques personnalités majeures comme le pharaon Akhenaton ou la reine Hatshepsout ont été victimes de cette volonté d’effacement.  Mais cette remise en cause va véritablement éclore sous l’époque romaine avec l’essor de la « damnatio memoriae ». Par un vote du Sénat romain, un homme d’état, ou une femme, accusé de crimes contre l’état, pouvait se faire effacer, ou comme on le dit aujourd’hui avec un certain anglicisme, se faire « canceller ». Sentence uniquement post-mortem, la damnatio memoriae, ou « condamnation de la mémoire » vient sanctionner a-posteriori le comportement scandaleux d’une personnalité politique. Cette condamnation entrainait la destruction des statues de la personne visée, mais aussi la suppression des noms sur les monuments publics, les monnaies à son effigie, et s’étendait même à tous les documents publics et privés. Parfois, les biens reçus par le testament du condamné étaient confisqués à leurs propriétaires. De même, les poètes et les dramaturges évitaient de donner le nom en question à leurs personnages pour éviter toute censure.

L’empereur Geta, victime du « damnatio memoriae »

Les empereurs romains victimes du « damnatio memoriae »

Ainsi, Marc-Antoine a été un des premiers empereurs à subir ce châtiment, comme Messaline, la troisième femme de l’empereur Claude aux alentours de l’année 48. Néron, malgré un enterrement en grande pompe après son suicide, subira ensuite cet effacement de la mémoire. Son palais fut partiellement abandonné et servit un temps de décharge publique.  Commode, Heliogabale subiront les foudres de la vindicte populaire.  Pas moins de 23 empereurs, impératrices, victimes de la « damnatio memoriae ».  Mais c’est l’empereur Domitien qui a reçu la « damnatio memoriae » la plus réussie :  environ 40% des inscriptions à son nom ont été martelées. Pourtant, difficile de dire que cela a eu un impact sur les siècles qui se sont succédés. On retrouve aujourd’hui des listes de personnes frappées par la « damnation memoriae », ce qui peut sembler paradoxal puisque le but visé était de les plonger dans l’oubli. Il est peu probable qu’une telle condamnation ait été efficace et qu’un éminent personnage de l’Histoire soit passé à la trappe des historiens par inadvertance.

En réalité, la « damnation memoriae » a surtout un effet cathartique, à l’instar de la tragédie sous la Grèce Antique. Pline, dans son Panégyrique le raconte :  « Personne ne fut assez maître de ses transports et de sa joie tardive pour ne pas goûter une sorte de vengeance à contempler ces corps mutilés, ces membres mis en pièces ; à voir ces portraits menaçants et horribles jetés dans les flammes et réduits en fusion. » Ce côté presque thérapeutique de la « damnation memoriae », voire libérateur, se double d’un message implicite aux vivants : « Ne vivez pas comme cette personne, ou vous subirez le même sort ». Enfin, les Romains accordaient une immense valeur à la mémoire, notamment celle des ancêtres, chaque génération s’inscrivant dans une longue chaîne familiale. La condamnation post-mortem représentait donc une sanction extrêmement lourde symboliquement.

Le doge Marino Faliero @Dynastie

A chaque siècle, ses « damnatio memoriae »

A chaque siècle, ses « damnatio memoriae ».  Au IXème siècle, le concile dit cadavérique (en latin Synodus Horrenda)  exhume le cadavre  de l’ancien Pape Formose que l’on revêt des habits pontificaux. Un « damnatio memoriae » qui sera fatal à son accusateur, victime des partisans du Pontife et dont les restes seront jetés dans le Tibre au cours de l’émeute qui renverse Etienne VI. Au XIVème siècle, le doge de Venise Marino Faliero, auteur d’une tentative de coup d’état ratée, la république ordonna le rassemblement de toutes les pièces frappées de son nom et visage et les fit fondre. Reconnus coupable d’avoir ourdi une conjuration contre les Médicis, la famille Pazzi furent frappés de cette sentence et dont les descendants firent également les frais.

A la différence de hier, les « damnatio memoriae » d’aujourd’hui, appelés par certaines franges de la population visent, non pas à contrebalancer un crime de trahison contre l’Etat, mais bien une attitude jugée comme non-conforme avec les exigences de la société actuelle, sans laisser la place à la moindre recontextualisation. Solution au « damnatio memoriae ». La statue de l’impératrice Joséphine en Guadeloupe s’en souvient encore.  Toutefois, personne n’imagine aujourd’hui la condamnation à l’oubli d’une personnalité politique. Lors du décès de celle-ci, on se souvient généralement que des bons moments, occultant les plus clivants. Mais qui sait si dans 200 ou 300 ans, personne ne trouvera leur attitude ou leur comportement particulièrement choquant, méritant eux-mêmes un effacement de l’histoire ?

Jean-Benoît Harel