En 30 av. J.-C., Cléopâtre met fin à ses jours, un an après sa défaite face à Octave, lors de la bataille d’Actium. Retour sur le plus célèbre des suicides qui marqua la fin de l’époque hellénistique et de l’Égypte pharaonique, ainsi que son annexion par Rome.

En novembre 43 av. J.C., Octave, petit-neveu de Jules César, et Marc Antoine, lieutenant du conquérant des Gaules, signent un accord qui met fin à leur rivalité. Ensemble, aux côtés de Lépide, maître de cavalerie, ils vont former un triumvirat qui va diriger l’Empire romain. Se débarrassant ultérieurement de Lépide, Octave et Marc Antoine se partagent les possessions romaines. À Marc Antoine, la Gaule et l’Orient, le reste est remis entre les mains d’Octave qui en profite pour le marier à sa sœur, Octavie. Des noces assez heureuses avant que n’entre dans le couple un personnage inattendu. Afin de renforcer son pouvoir, Marc Antoine a conclu une alliance avec Cléopâtre VII, reine d’Égypte et mère de Ptolémée XV Césarion, fruit de ses amours avec Jules César. Ils ne vont pas tarder à devenir amants et les parents de trois enfants. Marc Antoine se sépare alors d’Octavie rentrée à Rome. Octave dénonce les agissements du fidèle de Jules César en affirmant qu’il a renié la prédominance de Rome, se lance dans une guerre de communication qui aboutit à la déchéance de Marc Antoine en 32 av. J.C. Un acte qui signe le déclenchement d’une longue guerre entre les deux rivaux.

Marc Antoine et Cléopâtre VII @Dynastie/Buste de Marc Antoine, musées du Vatican./Buste supposé de Cléopâtre VII, Altes Museum, Berlin.@Wikicommons

La fin des pharaons

Vers août 30 avant notre ère, Octave entre triomphalement à Alexandrie, capitale de l’Égypte ptolémaïque, sans grande difficulté. Aucune mesure n’a été prise par Marc Antoine, pour lutter contre son avancée. Marqué par la défaite navale d’Actium, un an auparavant, Marc Antoine a sombré dans une violente dépression, consumant ses dernières forces en banquets, orgies et fêtes somptueuses, préférant ignorer la situation désastreuse dans laquelle il se trouve. Croyant que Cléopâtre, dont il a été séparé, s’est donnée la mort, il finit par se jeter lui-même sur la pointe de son glaive. Désormais seule, la reine d’Égypte décide de tenter le tout pour le tout pour sauver son trône. Bien qu’elle ait essayé de séduire (ou non) le futur Auguste, la reine comprend que la partie est perdue et finit par se suicider, mettant fin à l’indépendance de son royaume (Ptolémée Césarion sera exécuté par Octave). La mort de Cléopâtre reste aujourd’hui un des plus grands mystères de l’Histoire qui divise les historiens.

Poison ou morsure de serpent ?

Les moyens utilisés par Cléopâtre ne peuvent pas être clairement établis, notamment en l’absence de témoins ayant assisté à la scène (ses servantes Iras et Charmion se sont données la mort avec elle). D’après Plutarque, la souveraine s’est tuée en se faisant mordre par un serpent, tandis que Strabon et Dion Cassius évoquent un empoisonnement avec une pommade toxique ou une épingle à cheveux. Cette deuxième hypothèse est partagée par la plupart des historiens modernes, pointant le fait qu’un ophidien lâche tout son venin à la première morsure, ne pouvant donc pas tuer consécutivement trois femmes.

Or, il semblerait que la première thèse soit plus plausible qu’elle n’en ait l’air. Les Grecs nommaient les cobras « aspis », signifiant « bouclier », en raison de la coiffe déployée lorsqu’ils s’apprêtent à attaquer et c’est ce serpent qui a été identifié comme responsable du suicide. En réalité, c’est un naja haje, une espèce présente en Afrique du Nord, et non une vipère aspic, uniquement répartie en Europe de l’Ouest, qui aurait été choisie par la reine. Il s’avère justement que celui-ci contrôle l’injection de son venin, pouvant aisément causer la mort de plusieurs personnes en même temps. Christian-Georges Schwentzel, partisan de la théorie de la morsure, cite dans son ouvrage Cléopâtre, la déesse-reine, un passage de la Vie d’Antoine de Plutarque qui relate que des œufs de reptile furent retrouvés sur le rebord de fenêtre, mais point d’épingle. L’historien ajoute aussi que les Égyptiens étaient célèbres pour charmer les serpents et affirme que Cléopâtre aurait très bien pu préparer son suicide en bénéficiant de la complicité de psylles (guérisseurs berbères qui avaient la réputation d’être invulnérables). Ils auraient endormi l’animal et auraient appris à Cléopâtre à le réveiller. D’après Suétone, Octave aurait fait appel à eux pour tenter de la ranimer, en vain.

Ce choix de mort est d’autant plus cohérent puisque la reine, étant la plus égyptienne des Ptolémées, semble avoir voulu mourir en nouvelle Isis dont elle portait régulièrement les vêtements. Selon la religion polythéiste égyptienne, la morsure de l’uræus, incarné par la déesse-cobra Ouadjet, protectrice des pharaons, permet d’accéder à l’immortalité et à la divinité. De plus, si l’on en croit Plutarque, Cléopâtre avait testé des poisons sur des prisonniers après sa défaite à Actium et se serait aperçue que ceux qui avaient été tués par un cobra, étaient plongés dans un agréable sommeil, râlant si l’on essayait de les lever et sans aucune marque sur la peau. Une aubaine pour celle qui voulait partir en laissant le souvenir d’une déesse-reine ! La propagande octavienne, elle-même, retiendra cette version de la mort de Cléopâtre entrée dans l’Histoire.

Un assassinat maquillé ?

Selon la version officielle, Cléopâtre se serait tuée pour éviter d’être exhibée au triomphe d’Octave. Mais est-ce vraiment la véritable raison ? En effet, plusieurs incohérences pourraient laisser penser que la reine ne s’est pas donnée la mort de son plein gré, mais qu’elle y aurait été poussée, voire exécutée. Premier élément troublant, après leur entrevue, Octave la laisse se retirer avec ses servantes, sans prendre la moindre précaution pour prévenir un suicide. Les propos tenus durant cette audience nous étant inconnus, il n’est pas impossible d’affirmer avec certitudes que le vainqueur d’Actium l’a obligé à commettre l’irréparable tout en lui permettant de choisir la manière. Il est d’autant plus étonnant qu’un cobra caché sous un panier de figues ait pu échapper au contrôle des gardes. Pour certains historiens, la thèse du suicide par venin ne tient pas debout. Chez les Lagides, on ne reculait devant rien pour garder le pouvoir. Bien au contraire, on tue pour ne pas être tué. Cléopâtre a plusieurs fois appliqué ce principe, hérité de ses ancêtres. Nous pouvons supposer qu’Octave espérait qu’elle finirait par mettre fin à ses jours. En effet, en la laissant vivante, il prenait le risque que les Romains compatissent à son sort, comme cela a été le cas avec Arsinoé IV, la sœur de son ennemie, lors du triomphe de César, en -46. Faire défiler une statue de la vaincue avec un serpent enroulé autour du bras, était bien plus symbolique finalement. Enfin, que ce soit un meurtre maquillé ou pas, la mort de la pharaonne tombe à pic pour le petit-neveu de César. Pouvant passer pour un témoignage supplémentaire de lâcheté, cet acte a redoré son image. Octave s’étant rendu impopulaire aux yeux de son peuple, en raison de son manque de compassion envers ses ennemis. Avec ce suicide, il pouvait se dédouaner de l’assassinat d’une femme qu’il avait vaincu.

La Mort de Cléopâtre, de Reginald Arthur (1892)

Un thème très prisé dans l’Art

Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Cette phrase résume parfaitement tout un pan de l’Histoire de l’Art, puisque la mort de Cléopâtre a inspiré énormément d’artistes, comme l’en témoigne le nombre incalculable de représentations de cet événement, du Moyen Âge jusqu’à nos jours. Le premier exemple recensé de ce thème est une enluminure d’un exemplaire de l’ouvrage De mulieribus claris de Boccace (1313-1375), sur laquelle la reine est en train de se faire mordre les tétons par deux ophidiens, ce qui est en contradiction avec les écrits de Plutarque, qui parlent d’une morsure au bras. Selon Christian-Georges Schwentzel, l’artiste voulait érotiser ce décès, inspirant ses successeurs. L’historien note d’ailleurs que le serpent est un symbole phallique. Par conséquent, le décès de la dernière des Lagides est souvent confondu avec un orgasme, conséquence d’un contact avec sa poitrine. Cet aspect est présent sur les œuvres de Guido Reni, Claude Vignon, Hubert Le Sueur, Hans Makart, Reginald Arthur, etc… Tout est dans la symbolique d’après Schwentzel. Avec le venin mortel remplaçant le sperme, il y aurait une forme de sadisme se dévoilant sous les yeux du spectateur contemplant une femme belle et nue qui meurt ou qui est morte. On peut même parler de nécrophilie, comme dans le tableau de Jean-André Rixens, où la souveraine prend la pose d’une odalisque défunte, dont le cadavre érotique excite le désir du spectateur et voyeur, tout en le plongeant dans un monde lointain et fantasmé. À croire que les artistes ont suivi à la lettre, les propos du paysan dans le drame Antoine et Cléopâtre de Shakespeare : « Je vous souhaite beaucoup de plaisir avec le serpent ». L’érotisme ambigu et sadique qui se dégage de ces œuvres explique également le succès des représentations des morts de Lucrèce et de Didon, représentées de la même manière.

Si Cléopâtre était déjà un mythe vivant pour ses contemporains, sa mort a fait d’elle une légende. Dépeinte par Octave comme une sirène maléfique et pusillanime, il n’en est rien ! La dernière reine d’Égypte est entrée dans l’Histoire comme une souveraine fière, préférant choisir sa fin en se tuant dans son royaume, à un moment où elle est toujours considérée comme toute-puissante par son peuple, plutôt que d’être humiliée par son ennemi, antithèse de son amant Marc Antoine, faible et qui rate son suicide. Qu’elle ait goûté au baiser du serpent ou qu’elle ait été exécutée, la mort tragique de Cléopâtre demeure toujours un mystère, mais qui continue d’alimenter les fantasmes, suscitant, dès lors, intérêt et curiosité !

Lucas-Joël Houllé