C’est un État fantoche, entièrement contrôlé par les Japonais durant la Seconde Guerre mondiale et qui n’a eu aucune reconnaissance officielle. Pourtant, pour une minorité de Chinois exilés à l’étranger, nostalgiques de l’empire Qing, le Mandchoukouo reste une réalité politique. Le 15 août dernier, une délégation d’un gouvernement en exil du Mandchoukouo s’est rendue au sanctuaire Yasukuni et a déployé les drapeaux de la monarchie défunte. Depuis plusieurs semaines, les monarchistes chinois s’agitent sur les réseaux sociaux et multiplient les déclarations contre Pékin. La Revue Dynastie revient sur l’histoire passée et présente du monarchisme chinois.
Sorti sur grand écran en 1987, « Le dernier empereur » est l’œuvre majeure de Bernardo Bertolucci. Une fresque historique de deux heures entièrement consacrées à la vie de Aisin Gioro Pu Yi, monté en 1908 sur le trône de la dynastie Qing, à l’âge de deux ans. Le souverain va grandir dans la Cité interdite, loin des tumultes de la société chinoise qui vont pourtant sceller son destin. Une vie fascinante, riche en rebondissements. Destitué par une révolution en 1911, expulsé de ses palais avec sa famille et ses partisans en 1924, il se réfugie à la Légation japonaise qui lui fait miroiter un trône et le convainc de se faire couronner empereur du Mandchoukouo en 1934. C’est un État-fantoche situé en Mandchourie, la patrie de naissance des Qing. Invité à diverses reprises par l’Empereur Hiro Hito, les défilés et réceptions cachent mal la réalité qui s’impose aux yeux de tous. Pu Yi va vite s’apercevoir qu’il n’est qu’une poupée entre les mains des Japonais qui ont transformé son état en un vaste laboratoire d’expériences chimiques et humaines. Pour certains historiens, le Mandchoukouo reste l’exemple même d’un narco-état où les Japonais y déportent des centaines de milliers de Chinois dans des camps de concentration afin de les utiliser comme travailleurs forcés.
Pu Yi, trois fois empereur et modeste jardinier
Les bombardements atomiques de Nagasaki et d’Hiroshima en août 1945 vont mettre un terme au rêve impérial de Kangde, le nom de règne mandchou de Pu Yi. Cerné à la fois par les communistes et les nationalistes chinois, alliés de circonstance, les Soviétiques, Pu Yi n’arrive pas à endiguer le rouleur compresseur auquel il fait face. Pour la troisième fois de sa vie, il doit renoncer à son trône et s’enfuir, abandonné. Il n’aura pas le temps de rejoindre Tokyo. Capturé par les Soviétiques, emmené en URSS, il devient l’objet d’un chantage. Les nationalistes exigent son extradition mais Moscou refuse de le leur livrer. Ce n’est qu’en 1949, lorsque les communistes chinois s’imposent, que Pu Yi est renvoyé dans son pays, interné dans un camp de rééducation. Trahi par ses anciens ministres, les membres de sa famille, il est reconnu coupable de trahison. Ses confessions écrites lui vaudront la clémence de Mao Zedong qui l’amnistie une décennie plus tard. Auteur à succès de sa propre biographie, qui reste controversée pour certains historiens, victime de la Révolution culturelle, il finira sa vie dans la peau d’un modeste jardinier à Pékin en 1967.
A la chute de l’Empire Qing, les royalistes se réorganisent
Le monarchisme chinois n’a pas disparu avec la chute de l’Empire. Il est resté très actif. Le mouvement de la Société pour le constitutionnalisme monarchique (ou Parti royaliste) est rapidement formé en décembre 1911, constitué d’aristocrates, de fonctionnaires, de courtisans d’officiers militaires qui refusent l’inéluctable. Il est dirigé par le général Liang-Pi, chef de la Garde impériale de la Cité interdite, des princes Shanqi et Gong (membres du premier rang de la maison impériale) ou encore par le duc Tsai-tse. Farouchement anti-républicains, les royalistes envisagent la sécession de la Mongolie et de la Mandchourie qui seraient réunies en un seul état. Ils sont aidés dans leur tâche par le prince mongol Gungsangnorbu (1871-1930), personnage nébuleux qui joue triple jeu avec les Russes et les Japonais dans l’espoir également de mettre en place une monarchie indépendante en Mongolie (on envisage alors de placer Pu Yi à sa tête). La Chine est alors dans une situation contradictoire. Une République a été proclamée, mais l’empereur Pu Yi règne toujours au sein de la Cité interdite, un vaste complexe de 72 hectares. Enfin, reste le général Yuan Shikaï (1859-1916) à la tête d’un important régiment militaire, fidèle de l’Empire et dont on espère l’intervention afin de restaurer le souverain sur son trône céleste. Ambitieux, il s’est entendu avec la très influente impératrice douairière Longyu qui a signé l’acte d’abdication de Pu Yi.
De multiples tentatives de restauration de la monarchie
La Chine sombre dans l’anarchie, proie des différents seigneurs de la guerre où chacun monnaye ses services comme le général Feng Guozhang qui affirme être en mesure de restaurer Pu Yi si les royalistes lui donnent argent et armement. L’assassinat de Liang-Pi en janvier 1912 par un pro-républicain va affaiblir les royalistes qui perdent une partie des troupes acquises à leur cause. C’est même la débandade des principaux leaders royalistes qui se sauvent dans les Légations étrangères. Pour autant, les complots contre la république continuent; la Mandchourie fait un pas vers la sécession avec le général Tchang Tso-lin qui envisage de restaurer l’Empereur avant d’être assassiné par les japonais en 1928. Les campagnes sont réceptives aux discours des royalistes, les mutineries succèdent aux rébellions comme celle d’avril 1912, où les monarchistes n’hésitent pas à s’allier au bandit Bai Lang, à un certain nombre de sociétés secrètes, appelant à la mort de « tous les traîtres républicains » et à la restauration complète de l’Empire Qing. Un an plus tard, leur allié retourne sa veste. Yuan Shikai profite du moment pour faire arrêter les leaders royalistes et mieux contrôler le mouvement.
Le dragon attiré par la lumière du Soleil-levant
Contre toute attente, c’est Yuan Shikai qui va surprendre les Chinois. Une partie de son entourage est monarchiste et arrive à le convaincre de la nécessité de restaurer l’empire. Il n’ y a rien de spontané dans cette initiative. Depuis longtemps, Yuan Shikai songe à monter lui-même sur le trône du Dragon. Le 11 décembre 1915, il fait mine de refuser la couronne puis finit par « céder aux avances du parlement ». Le lendemain, il est nommé « Grand Empereur de Chine » et distribue des titres nobiliaires. Le pays est de nouveau un empire. Le retour à la monarchie suscite vite des oppositions et des rébellions, contraignant Yuan Shikai à retarder sa cérémonie de couronnement. À l’international, on proteste et le Japon menace d’envahir la Chine si cette usurpation ne prend pas fin. Abandonné, il n’a pas le choix. Le 22 mars 1916, il décide de renoncer à son titre avant de décéder trois mois plus tard. Intervient alors le général Zhang Xun, un Mandchou fidèle à l’empire qui a conservé la queue-de-cheval dont le port fut obligatoire durant l’empire. Le 1er juillet 1917, il opère un coup d’État à Pékin et annonce la restauration de la monarchie. Dans la Cité interdite, Pu Yi apprend qu’il est de nouveau empereur de Chine. Le président Li Yuanhong est en fuite et organise la résistance. Dans la réalité, c’est un échec. Seule la capitale suit le putsch et le reste du pays se soulève, marche contre l’Empereur. Le 12 juillet, le général Zhang Xun doit capituler. L’empire est aboli et Pu Yi doit signer un autre acte d’abdication. L’épisode va fragiliser la dynastie impériale devenue suspecte aux yeux de tous. Pour les royalistes, comme Shanqi, la solution doit passer par le Japon. La suite est connue.
Nobusuke Kishi, Shinzo Abe’s grandfather, claimed that the Chinese were incapable of governing themselves. He also authorized the use of Chinese slave labour in the Japanese puppet state- Manchukuo. Abe frequently defended him. pic.twitter.com/Qlnlf4d4xb
— DM01 (@MReco12) July 9, 2022
Retour inattendu du mouvement monarchiste
L’histoire se répète. L’idée de restaurer le Mandchoukouo ne s’est jamais éteinte. Nombre de fonctionnaires japonais de cet état-fantoche repartent au Japon après la défaite. Parmi eux Nobusuke Kishi, Haut-fonctionnaire au Commerce nommé auprès de Pu Yi et grand-père du Premier ministre Shinzo Abe. Les nostalgiques de la monarchie ne craignent aucune poursuite au Soleil Levant. Ils ne font pas de politique. Le Japon est occupé par les Américains, la Chine passe bientôt aux mains des communistes de Mao Zedong, les nationalistes du général Tchang Kai Check, qui ont chassé Pu Yi de ses palais, se sont réfugiés sur l’île de Formose (Taïwan). Sans parti, sans mouvement armé, les monarchistes chinois n’ont aucun espoir de reprendre pied. En 1956, on songe à marier la nièce de Pu Yi, la princesse Aisin-Gioro Huisheng, au prince héritier Akihito. Les négociations n’aboutissent pas. La princesse refusant catégoriquement d’y donner suite, amoureuse d’un jeune étudiant de son âge avec lequel elle finira par se suicider un an plus tard. La minorité mandchoue se mêle à l’extrême-droite japonaise, laquelle organise des cérémonies d’hommage au temple Yasukuni-jinja et reprend très rapidement de la vigueur politique. Il faut attendre les années 2000 pour que réapparaisse sur la scène internationale, un mouvement se réclamant du Mandchoukouo, prônant la sécession de la Mandchourie.
Une résurgence qui interpelle
En 2004, l’activiste Zhang Shaobang annonce depuis Hong-Kong la création du Gouvernement Temporaire du Mandchoukouo (GTM). L’homme est anti-communiste, nie le viol de Nankin (bombardement de la ville par les japonais en 1937) et refuse que l’on qualifie « d’agression » l’invasion de la Chine par le Japon. Un site officiel est mis en ligne et propose même des objets publicitaires ou des passeports au nom du Mandchoukouo. Il est rapidement accusé d’escroquerie. Il est vrai que ses attaques contre Pékin, son rôle dans le mouvement indépendantiste de Hong-Kong ne passe pas inaperçu aux yeux des autorités locales. Il est d’ailleurs impossible de savoir combien d’adhérents ce mouvement compte. La Chine dénonce cette résurgence monarchiste qui semble pilotée par l’extrême-droite japonaise avec laquelle Zhang Shaobang reconnaît avoir des liens. Il organise même des voyages touristiques au temple Yasukuni-jinja pour les Hong-Kongais désireux de le visiter. En 2018, il est pris en photo brandissant un drapeau du Mandchoukouo devant ce même temple et se targue d’ouvrir des ambassades dans divers pays. L’Association mandchoue de la République de Chine va protester contre la présence de ce mouvement qui se revendique des Qing. Lesquels ne font aucune déclaration de soutien. Faute d’avoir un prétendant, les monarchistes organisent l’élection d’un descendant des Qing comme souverain. Des noms apparaissent, mais la lignée est plus que contestable. Très curieusement, le « premier Empereur » désigné va disparaître dans la nature sans que l’on ne sache ce qu’il est devenu.
Japan Cabinet Members and Manchukuo Representatives worshiped the Yasukuni Jinja in the Memorial Day of the end of Great Eastern Asia War. Due to the Chines Virus, the Manchukuo Leaders (President and Vice President)have not worshiped the Yasukuni Jinja for 2 years. pic.twitter.com/kl1WRc3X43
— 満洲国政府/滿洲國政府 (@Manchukuo_Gov) August 15, 2021
Des monarchistes manipulés par des nostalgiques de l’Empire du Japon ?
Pour beaucoup, ce mouvement ressemble à une vaste plaisanterie quand d’autres s’inquiètent que l’organisation soit une cellule active de l’extrême-droite japonaise (le GTM est lié au Nippon Kokuminto, un parti nationaliste japonais). Le mouvement s’affiche d’ailleurs avec des Japonais tous les 15 août. Pékin a même accusé Taïwan de financer le mouvement par le biais de King Pu-tsung, secrétaire-général du Kuomintang, vice-maire de Taipei, ancien ambassadeur aux États-Unis et membre de la maison impériale des Ainsi Gioro. Rien ne semble pourtant étayer ces accusations. En 2008, les monarchistes chinois appellent au boycott et à manifester contre les Jeux Olympiques afin de marquer leur solidarité avec le Tibet dont la monarchie théocratique a été renversée en 1959 par la Chine. Depuis, Zhang Shaobang a cessé ses activités. Un autre groupe a repris les activités défuntes du GTM et se fait appeler Association Concordia de Mandchourie. Dirigé par Arslan Sartak (de son vrai nom Sasato Tatsukatsu), un indépendantiste qui s’est proclamé premier ministre et régent du Mandchoukouo. Ici aussi, tous les poncifs ont été repris. Photos vantant l’amitié entre manchous et japonais, culture de la nostalgie, communiqués (le dernier en date dénonce les agressions de Pékin sur Taiwan), le mouvement semble enregistré aux États-Unis et a obtenu un statut d’Organisation non-gouvernementale (ONG), très actif sur les réseaux sociaux tels que Facebook ou Twitter (récemment, leur site a fait l’objet d’une attaque non identifiée durant 72 heures)
Il est pourtant peu probable que les monarchistes puissent restaurer la monarchie en Chine, faute de soutien réel dans le plus grand pays d’Asie et de la part des prétendants au trône impérial. Le Mandchoukouo est désormais un lointain souvenir.
Frederic de Natal