Qu’ont en commun une confrérie de sybarites, une sauce ravigote et un nombre interdit ? La réponse est peut-être à trouver dans le Mexique du Porfiriat. De telles bribes pourraient nous aider à présenter le film El baile de los 41 (2020), réalisé par David Pablos (dont le film Las elegidas fut de la sélection Un certain regard à Cannes en 2015), mettant en scène un épisode des plus houleux pour la société mexicaine de la Belle Époque.
Un pacte secret, en définitive : celui qui lie l’héritier de l’une des grandes fortunes du Mexique, les La Torre de Mier, et le Général Porfirio Díaz lui-même. Par son mariage avec la fille de celui-ci, Ignacio de La Torre compte s’assurer, outre la richesse démesurée qu’il possède, une fulgurante ascension en politique. Convoitant le Gouvernorat de l’État de Mexico, il devra se plier aux exigences de Díaz : exercer son devoir conjugal et lui donner un petit-fils. Néanmoins, après plusieurs années de mariage, tout espoir semble vain. En 1901, la conversation lors des dîners au château de Chapultepec a beau tourner autour des propriétés aphrodisiaques des mets servis, comme pour rappeler à Ignacio le devoir dont il doit s’acquitter, rien n’y fait : le gendre de la Nation s’offre avec plus d’entrain aux activités du Club dont il est membre -avec quarante autres dandys de l’élite mexicaine- qu’aux bras de son épouse, Amada Díaz. Ces soirées secrètes au grand raffinement, où l’on se retrouve pour trinquer, scander airs d’opéra et surtout pratiquer des amours socratiques, mèneront à sa perte. Et à celle de ses quarante-et-un confrères, devenus quarante-deux par l’admission, qu’il a souhaitée, du jeune avocat Evaristo Rivas (« Éva ») au club.
Blessée par la froideur d’Ignacio qui ne correspond en rien à son affection, les intérêts divergent et le couple connaît des crises. Porfirio entreprend de faire surveiller Ignacio, qui doit afficher plus de prudence en société. Le bal annuel de la confrérie marquera un tournant. Véritable coup de théâtre pour les non-initiés et pour tout le Mexique, le scandale qui en résulte signera l’arrêt de mort sociale de tous les membres du club, excepté un.
Analyse critique du film
Si dans ce long-métrage, la restitution de l’atmosphère de la Belle Époque est plus ou moins réussie -mobilier et garde-robe d’un goût autre que celui de leur compatriote Beistegui-, celui-ci possède, en revanche, une beauté filmique certaine : les séquences nocturnes au tournage éclairé à la seule chandelle, celles où, par une chevauchée dans la plaine, une halte en clairière d’hacienda, ou encore une nage à deux dans les eaux d’une rivière, le plein-air se rend maître de l’écran. L’emploi par Pablos de l’image comme instrument expansif confère à ces scènes, bien que silencieuses, une éloquence décuplée. N’est-ce pas celle que demande le partage intime, désormais éloigné du regard social, des deux protagonistes ? Point de non-retour dans le récit, l’initiation d’« Éva » au club offre des plans saisissants, lorsqu’il parcourt, les yeux bandés, l’allée bordée de baignoires et candélabres.
Objet tabou au Mexique, ce Bal n’avait jamais été porté à l’écran. Avec une thématique bien difficile d’imager, celle de l’expression diverse de genre, alors réprouvée -et qui l’est peut-être encore-, le film dépeint, loin des bruits du bal qu’il met en scène, une réalité indissociable de l’homme : l’apparition de sentiments, chez le protagoniste. Épris comme il ne l’avait encore jamais été, le sentiment amoureux qu’il éprouve contribue à le rendre plus humain, encore que la présence d’Amada dans sa vie mette cette humanité en porte-à-faux. Cette dernière est un constant rappel d’un pacte devenu trop pesant. Cela pose question sur la condition de la femme, fût-elle fille du Président lui-même. Le désamour d’Amada, qui prend conscience qu’elle a été l’instrument d’un pacte, est poignant. Des réflexions doublées de celles de phénomènes sociaux comme le machisme, l’ascension sociale (des Díaz), la stratification raciale (dédain de Luz envers sa demi-sœur Amada, fille d’une mère indigène) et l’alliance entre naissance, fortune et pouvoir (des La Torre aux Díaz).
Le choix de l’événement historique de la bacchanale annuelle de 1901 en tant que jalon pour évoquer la triste réalité du sort réservé aux homosexuels permet à ce film de s’imposer en tant qu’une œuvre de reconnaissance envers ces quarante-deux hommes ayant souffert la réprobation et la répression –comme celles vécues à la même époque mais sous d’autres cieux par Oscar Wilde–, réponses au scandale dans lequel ils se sont vus impliqués. Le film ne met toutefois pas suffisamment en avant d’autres personnages appartenant au club, de même qu’il manque de climax et son récit semble finir tronqué, avec la disgrâce de quarante-et-un hommes, le retour d’Ignacio au sein du couple et l’absence d’Éva. Mabel Cadena est admirable, non par la seule empathie à laquelle son sort et les souffrances qu’elle endure nous enjoint, mais bien par l’excellence de son jeu d’actrice. En somme, abordant pour la première fois au cinéma cet épisode problématique qui faillit ébranler le Porfiriat et un tabou pour la société mexicaine, nous avons là une œuvre faisant montre de l’immense richesse en diversité culturelle et sociale du Mexique.
Un chapitre méconnu de l’Histoire mexicaine
Le Bal s’insère dans le contexte d’un Général Porfirio Díaz dirigeant le pays d’une main de fer de 1876 à 1911. Ce Quarteron, né à Oaxaca, dans le sud du pays, jeune général puis vétéran de la campagne contre les Habsbourg, était mu par un esprit positiviste. Ainsi, il fit du progrès son mot d’ordre, assurant un essor sans précédent au pays, qui s’ouvrit à l’investissement étranger. À la veille de la Révolution qui le démit, il achevait de grands travaux pour le centenaire de l’Indépendance, tels ceux du Palais des beaux-arts de Mexico.
L’ascension militaire du Général le mena à fréquenter l’élite créole, qui ensuite allait constituer en partie certains hauts cercles porfiriens. Le mariage de ses enfants devait fournir aux Díaz un accès aux hautes strates sociales et leur permettre d’asseoir leur nom auprès de celles-ci. L’union d’Amada avec les La Torre de Mier – richissimes héritiers de dix plantations, dont une hacienda de vingt-mille hectares, et vivant au Palais du marquis del Apartado– renforçait ses liens avec une famille très prestigieuse, qui était elle-même alliée à la noblesse française -par l’union de l’une des sœurs, Susana, aux Polignac en 1881- et dix ans après Amada, sa demi-sœur Luz convolait en justes noces avec Don Francisco Rincón Gallardo, petit-fils du marquis de Guadalupe et neveu du duc de Regla, grand d’Espagne. La petite-fille du général, Lila Díaz Raigosa épousait à Paris en 1924, Henry de Vilmorin, membre de la célèbre famille de botanistes et beau-frère d’André Malraux.
Faire remonter la paternité du club à l’Empereur Maximilien lui-même est sans doute une liberté que le film s’accorde, et qui étonnerait moins si on l’eût prêtée à son frère l’archiduc Louis-Victor. Il n’en reste pas moins que le bal du 17 novembre 1901 fut un scandale retentissant : bien que le régime porfirien ait tenté d’étouffer l’affaire, la presse s’en est aussitôt saisie. Les expressions d’hostilité firent des gorges chaudes et l’épisode finit par devenir un tabou, si bien que dans la conscience collective mexicaine, le nombre 41 n’existait pas -si ce n’est pour désigner les homosexuels. Le général Francisco Urquizo, Secrétaire à la Défense nationale et historien, écrivait dans Símbolos y números (1965) : « Il n’y a dans l’armée ni division, régiment ou bataillon qui porte le numéro 41. Ils arrivent jusqu’au 40 et de là ils passent au 42. Il n’y a pas de maisons qui portent le numéro 41. Personne ne fête ses 41 ans, de 40 ans on passe à 42. Pas une automobile ne porte une plaque avec 41, et aucun policier ou agent n’accepte ce nombre. »
Le scandale ne mena toutefois pas à un divorce. À la révolution qui déposa Díaz, ce dernier partit en exil. Pour celui qui avait déclaré que le malheur du Mexique était d’être si éloigné de Dieu et si proche des États-Unis, l’asile était à Paris. Il y décéda, au 23 avenue Foch, en juillet 1915 et fut inhumé au cimetière du Montparnasse. Ignacio et Amada firent le choix de rester au Mexique : proche d’Emiliano Zapata, son ancien garçon d’écurie devenu chef révolutionnaire, il fut capturé, bon nombre de biens réquisitionnés. Parvenant à s’enfuir, il mourut à New York, en 1918. Amada lui survécut pendant plus de quarante ans.
Tino de Maënza