Déchu de son trône austro-hongrois, Charles Ier (IV) reste persuadé qu’il est une alternative aux maux de son ancien empire. Particulièrement pour la Hongrie qui a été secouée par deux révolutions depuis la chute de la monarchie en octobre 1918. Devenu régent, l’amiral Miklós Horthy tergiverse et ne semble pas vouloir céder ses nouveaux pouvoirs au monarque en titre. Redevenue monarchie « en repos » pour ne pas froisser les Alliés et leurs voisins qui craignent la restauration des Habsbourg-Lorraine, conforté par les propos du président du Conseil de la République française, l’empereur-roi entend pourtant débarquer en Hongrie et récupérer son trône avec l’aide de ses soutiens.
Il est devenu l’officier militaire incontournable auprès de l’empereur-roi Charles Ier (IV) d’Autriche-Hongrie. Bien qu’il soit britannique, le Lieutenant-colonel Edward Strutt est un partisan de la monarchie des Habsbourg. Envoyé spécial du souverain, c’est à lui que Charles va confier tous les préparatifs de son retour vers Budapest. Ce 24 mars 1921, à pied et seul, l’époux de Zita de Bourbon-Parme passe la frontière franco-suisse en catimini afin de rejoindre un chauffeur qui stationne non loin de là. Dans ses bagages, l’uniforme de maréchal qu’il entend revêtir une fois en Hongrie. Direction Strasbourg, muni d’un passeport espagnol tamponné de deux visas, allemands et autrichiens, avec un faux nom. Un arrêt à la gare la plus proche et c’est incognito qu’il monte à bord de l’Orient-Express qui faisait route vers Vienne, la capitale de l’Autriche. Pris par l’émotion, il regarde chaque arrêt, caché derrière les rideaux de son compartiment-couchette et ne peux s’empêcher de songer aux dernières heures qui ont accompagné la chute du Kaiserlich und königlich (K.u.K), l’institution impériale et royale.
« Un souverain ne peut jamais abdiquer »
Jusqu’au bout, il a tenté de sauver l’empire. Le 28 octobre 1918, en pleine agitation révolutionnaire, il signe un décret, manifeste fédéraliste, qui répond aux attentes des fameux points du président américain Woodrow Wilson. Il est pourtant déjà trop tard, partout dans l’empire, on abat les symboles de la monarchie, on renverse les statues des empereurs et on piétine l’aigle bicéphale à terre. Les ministres démissionnent, les gardes abandonnent le palais de Schönbrunn. Les heures passent, l’empereur se rappelle comment il a été dépassé par les événements. « Je voulais me séparer de l’Allemagne mais plus honnêtement. Qui m’a soutenu alors ? Ne voulais-je pas satisfaire les tchèques et les yougoslaves ? Je ne suis pas un magicien. Si je n’en suis pas venu plutôt aux réformes radicales, cela prouve bien que je n’ai pas voulu régner comme un autocrate (…) ». Il y croyait encore. Deux jours plus tard, on l’acclamait encore à Vienne mais tout n’était que des apparences. Les parlements hongrois et autrichiens sont en proie à des discussions interminables sur le sort réservé aux souverains, certains députés évoquent même une fusion de l’Autriche avec l’Allemagne. Des régiments arrivent, dont un commandé par Walter von Schuschnigg, frère du futur chancelier qui aura entre ses mains le destin du jeune Otto de Habsbourg-Lorraine, pour assurer la sécurité du palais alors que les premiers cris de « Vive la république » se font déjà entendre. Dans son train, le visage de Charles se fige au fur et à mesure qu’il se rapproche de la capitale autrichienne. Les sociaux-démocrates voulaient qu’il s’exile, les chrétiens-sociaux qu’il reste au pouvoir.
Autour de l’empereur-roi, les trônes tombent comme des châteaux de carte. Il refuse de signer le moindre acte d’abdication qu’on lui présente début novembre 1918. A la délégation venue lui réclamer son départ, il leur jette qu’« un souverain ne peut jamais abdiquer. Il peut être déposé, déchu de ses droits de souverain. Ça, c’est la force. Elle ne l’oblige pas à reconnaître qu’il a perdu ses droits. Il peut les revendiquer avec le temps et selon les circonstances ». Ces paroles raisonnent dans la tête de Charles et légitiment ses intentions de recouvrer son trône. C’est le comte Edördy qui est venu le récupérer à la gare de Vienne et qui le mène en taxi chez lui. A la Hofburg, siège du gouvernement, un message avertit les ministres que Charles Habsbourg a pénétré sur le territoire en dépit de la loi de bannissement voté en 1919. Comment a-t-il pu se faire remarquer ? Dans le taxi, il a oublié sa canne en pommeau d’or massif contrastant avec sa tenue civile et il a donné par mégarde un important pourboire en franc suisse. Il n’a pas fallu longtemps à la police pour comprendre ce qui se passait. Nul ne sait pourtant où il est. Aux premières heures de l’aube, Charles a déjà traversé la frontière, posé le pied en Hongrie et frappé à la porte de l’évêque de Szombathély surpris de se retrouver nez à nez avec l’empereur alors qu’il recevait au même moment un membre du gouvernement hongrois.
«C’est un désastre. Au nom de Dieu, Votre Majesté doit partir »
Rapidement, le palais épiscopal se retrouve submergé par les partisans du roi. A commencer par le Premier ministre Pál Teleki promptement convoqué par Charles, le comte Antal Sigray (un des leaders du mouvement monarchiste), Haut-commissaire pour le gouvernement pour la Hongrie occidentale et le général Léhar, commandant des armées de Hongrie occidentale. Tous croient que l’amiral Horthy va se désister et respecter son serment de fidélité. Ils poussent Charles à se rendre à Budapest. Antal Sigray se rend chez l’amiral pour lui annoncer que le roi est en Hongrie. Dans ses mémoires, le régent évoque « son étonnement » -personne ne l’a mis au courant- (en fait le chauffeur de Teleki s’était perdu en chemin et est arrivé après Charles) – puis ses inquiétudes. Une restauration des Habsbourg risquerait de mettre en danger la paix dans le pays, avec des voisins qui pourraient intervenir. Le 3 janvier 1921, l’Italie a fait savoir qu’elle ne soutiendrait pas une telle initiative, de peur que Charles ne revendique de nouveau le Tyrol du Sud et Trieste. A Prague, Edouard Benes (qui dirige la Tchécoslovaquie) estime que ce serait un casus-belli.
Le régent se retrouve rapidement en face de Horthy qui le questionne, notamment sur les propos tenus par Aristide Briand, le président du Conseil de la République française. L’ambassadeur de France en Hongrie réfutera tout consentement de Paris à cette aventure, confortant ainsi Horthy. S’en suit une discussion émouvante de deux heures avec le roi que Horthy décrira plus tard comme « les moments les plus difficiles de toute sa vie » et une expérience « complètement odieuse ». « C’est un désastre. Au nom de Dieu, Votre Majesté doit partir immédiatement et retourner en Suisse, avant qu’il ne soit trop tard et que les Puissances apprennent votre présence à Budapest » s’écrie Horthy. Charles s’emploie à la rassurer, contraignant l’amiral à lui demander de prendre des jours de réflexion. Une semaine des dupes va se jouer alors entre les deux hommes. Cloué au lit au palais épiscopal et en état de faiblesse par suite de fièvres contractée au retour de son entretien, il craint l’arrestation.
« Le col doit être recousu »
A Szombathély, la foule qui a appris la présence du roi, réclame son retour sous son balcon. Il se lève, salue-les hongrois rassemblés qui se mettent à entonner l’hymne impérial avec lui. Horthy joue double-jeu et demande à Léhar d’exfiltrer Charles clandestinement. L’officier refuse, Teleki qui a pris sur lui de reconnaître l’empereur-roi, doit remettre sa démission. Horthy propose alors au roi de lui prêter des troupes pour qu’il aille à …Vienne. Refus de Charles. La Hongrie est en crise institutionnelle et vit sous la menace d’un coup d’état monarchiste. Pour l’amiral, Charles de Habsbourg-Lorraine est manipulé par son entourage et aveugle aux réalités politiques. Il est mis sous pression par le gouvernement tchèque qui menacent sa frontière et par les Légitimistes qui lui demandent de se démettre afin d’éviter la guerre civile. Le lundi de Pâques, Horthy reçoit deux représentants du gouvernement français et britannique qui l’informent du « refus catégorique de leurs pays » de soutenir une restauration de la monarchie. L’affaire est pliée. Il envoie un message à l’empereur-roi. Briand avait prévenu Charles qu’il nierait la moindre conversation avec lui si ses entretiens avec Sixte de Bourbon-Parme étaient révélés.
Le 5 avril, Charles de Habsbourg-Lorraine doit repartir vers la Suisse. Au grand soulagement de l’amiral Horthy qui se croit enfin débarrasser de son ancien souverain. C’est un échec mais les hongrois rassemblés sur le quai de la gare achèvent de convaincre Charles que son combat est toujours aussi légitime. A Léhar qui le salue, il lui donne un message avec cette simple inscription : « Le col doit être recousu ». Quand il le recevra une seconde fois, il saura que cette fois-ci, il devra mettre en marche ses troupes vers Budapest. La reconquête de la couronne est à ce prix.
Frederic de Natal