C’est un attentat qui a plongé l’Europe dans l’horreur d’un conflit mondial. Le 28 juin 1914, l’héritier au trône austro-hongrois, l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg-Lorraine, son épouse, sont assassinés à Sarajevo par un étudiant serbe de Bosnie. Leur chauffeur, Léopold Lojka, ne se remettra jamais de cette journée aux conséquences funestes. 

Léopold Lojka est entré dans l’Histoire malgré lui. Né le 17 septembre 1886 en Moravie (actuelle République Tchèque), d’abord entraîneur de chevaux puis boucher, il se dirige très rapidement vers une carrière militaire, qu’il embrasse en 1907 dans le sixième régiment de dragons de l’armée austro-hongroise. Repéré pour sa vivacité et sa capacité à improviser dans des situations dangereuses, il devient en 1910, le chauffeur personnel du comte François Alfred von Harrach (1870-1937), lui-même attaché au service de l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg-Lorraine. Les deux hommes sont proches et Harrach apprécie les points de vue libéraux de l’héritier au trône qui souhaite associer la Bohème aux deux couronnes d’Autriche et de Hongrie. Comme l’archiduc, le comte a compris la nécessité de réformer l’empire si celui-ci souhaite demeurer pérenne. Ils peuvent même compter sur la solidarité d’un autre couple, l’archiduc Charles et son épouse, la princesse Zita de Bourbon-Parme qui sont favorables à cette idée. François-Ferdinand et Charles se parlent souvent, une amitié qui rassure l’héritier ostracisé par la cour depuis son mariage morganatique avec Sophie Chotek von Chotkowa, titrée duchesse de Hohenberg.

Leopold Lojka dans l’armée – photo de septembre 1914, toujours de Sarajevo Photo: Jiří Skoupý

Un premier attentat raté 

Nommé inspecteur général des armées, l’archiduc François-Ferdinand décide de faire sa tournée d’inspection en Bosnie. Afin de le véhiculer correctement, le comte Harrach met alors à la disposition du prince son luxueux cabriolet sport Gräf & Stift Phaeton, une voiture de six places, qui peut autant transporter le couple impérial confortablement que des soldats chargés de la sécurité. Les tensions dans cette partie des Balkans sont explosives. En dépit des menaces d’attentat, l’archiduc maintient sa visite prévue le 28 juin 1914. Il faut être vu. Un Habsbourg ne peut reculer devant le danger et l’archiduc pense d’ailleurs qu’il ne craint pas grand-chose. Léopold Lojka sera le chauffeur de François-Ferdinand (il remplace alors celui de l’archiduc, Tomáš Dvouletý, parti en congés) et de Sophie, tout le long du trajet qui doit les mener de la mairie de Sarajevo à la garnison militaire. Un honneur pour lui, un rêve qui va tourner au cauchemar.  La traversée de Sarajevo ne sera pas une sinécure pour Léopold Lojka. Dès 10h26, un premier attentat est évité de justesse grâce à sa présence d’esprit. Une bombe est jetée sur la voiture. Léopold Lojka s’en aperçoit à temps et en une fraction de secondes, il accélère,  évitant de justesse la mort à François-Ferdinand et Sophie. L’archiduc, lui-même, a réagi tout aussi vivement en déviant la bombe avec son bras gauche, qui retombe sur les pavés et tue deux occupants de la voiture de derrière.  François-Ferdinand fait arrêter la voiture afin de s’enquérir de la situation avant de déclarer que  tout ceci n’est l’oeuvre que d’un fou.

L’archiduc François Ferdinand et son épouse à la sortie de la caserne de Sarajevo le 28 juin 1914, peu avant le premier assassinat. Devant, le chauffeur Leopold Lojka, le chasseur personnel Gustav Schneiberg, au milieu le comte František Harrach et le général Oskar Potiorek|photo : Collection Scheufler

Une visite tendue à la mairie de Sarajevo

L’archiduc ignore qu’il y a d’autres potentiels terroristes disposés à divers endroits du trajet, prêts à frapper dès que l’occasion se présente. L’accueil par le maire est un moment de scène incongru. Fehim Effendi Curčić, pensant que le bruit de l’explosion n’était ni plus ni moins qu’un coup de canon annonçant l’arrivée du couple, commence son discours avant d’être brutalement interrompu par l’archiduc. Il exige des excuses de la part des autorités bosniaques frigorifiées par l’ire impériale. Le maire ne pourra jamais terminer son discours. Passablement agacé, François-Ferdinand décide subitement de partir visiter les blessés de l’attentat et demande à Léopold Lojka de faire démarrer la voiture. L’itinéraire doit être précipitamment changé. Ce sera chose faîte mais les officiers oublient simplement d’avertir le chauffeur de l’archiduc. Une erreur qui va semer la confusion au sein du cortège et précipiter le destin de François-Ferdinand et de Sophie.

L’héritier austro-hongrois est assassiné

Pris par la masse de la foule, le cortège s’éparpille. François Ferdinand lance à son chauffeur : « Qu’est-ce que tu fais ? Tu te trompes de route, il faut rester sur le quai pour rejoindre l’hôpital ». Il est 10h50. Léopold Lojka tente de reprendre une rue afin de  rejoindre l’amont du cortège et de mettre en sécurité le couple et le comte Harrach qui est également présent dans la voiture. C’est à ce moment, attablé à sa table, sirotant un verre de vin blanc, que l’étudiant Gavrilo Princip, 17 ans,  saisi sa chance, révolver à la main. Le chauffeur s’aperçoit de la venue du jeune homme et s’inquiète de son attitude, mais n’arrive pas à manœuvrer. Gavrilo Princip monte alors sur le marchepied de la voiture et décharge son révolver sur François-Ferdinand et Sophie. Les hurlements se font entendre, la sécurité arrive à toutes jambes. Léopold s’est retourné vers le couple, un des derniers regards que verra l’archiduc atteint au cou, son épouse à l’abdomen. François-Ferdinand a tout juste le temps d’implorer sa femme de ne pas mourir afin de protéger leurs enfants, qu’il rend son dernier souffle. Sophie expire quelques minutes plus tard alors qu’elle est en route vers l’hôpital. L’empire austro-hongrois vient de perdre son héritier, âgé de 50 ans. Tétanisé, Léopold Lojka a assisté à la scène sans pouvoir faire son devoir, mourir pour la couronne et protéger un homme qu’il admirait profondément.

La voiture de l’archiduc François Ferdinand de Habsbourg au Musée militaire de Vienne @ OlliFoolish

Un traumatisme à vie

La nouvelle de la mort de l’archiduc provoque la colère de l’empereur François-Joseph qui règne sur son empire multi-ethnique depuis 1848. Charles et Zita sont immédiatement avertis de cet attentat et mesurent immédiatement les conséquences à venir. Ils sont devenus les nouveaux héritiers d’une monarchie dualiste qu’il faut sauver, la paix du monde avec. Ils seront visionnaires. L’assassinat va plonger l’Europe dans une guerre mondiale de quatre ans. On a confié à Léopold Lojka la lourde tâche d’annoncer la mort de l’archiduc et de son épouse. Non seulement au vieil empereur, mais aussi aux 3 enfants du couple et au Kaiser Guillaume II. Appelé à la barre pour témoigner de ce qu’il a vu, les détails qu’il donnera, très précis, permettent à la cour de condamner Gavrilo Princip qui échappe à la mort en raison de son âge (il meurt en prison en avril 1918 des suites d’une maladie et de mauvais traitements).  Pour Léopold Lojka, c’est l’avant-dernier acte d’une vie dont il souhaite tourner la page, traumatisé. Il quitte l’armée en 1916, richement doté par l’empereur Charles. Avec son pécule, il part s’acheter un bar dans la ville de Brno. Piètre aubergiste, endetté, il s’égare dans les vapeurs de l’alcool. Léopold Lojka va revivre l’attentat chaque nuit, ses nuits hantées par les fantômes de François-Ferdinand et de Sophie. Ses excès d’ivresse sont précédés par de longues crises de larmes. Il a fini par se convaincre qu’il est le responsable de ce désastre. Son couple bat de l’aile et son épouse va finir par le quitter avec leurs deux enfants. Il meurt, seul, d’une inflammation chronique des reins en 1926.

Plus de 3000 livres ont été rédigés sur l’attentat de Sarajevo, un seul sur le destin du chauffeur de l’archiduc François-Ferdinand. Il n’a toujours pas trouvé sa place dans les librairies.

Frederic de Natal