Lorsqu’il s’arrête à Taganrog, un port situé près de la mer Asov, Alexandre Ier, est loin de savoir que ce sera son dernier arrêt. Séjournant dans la maison du maire, l’empereur de toutes les Russies prend froid et s’éteint subitement dans la nuit du 19 novembre 1825, à l’âge de 47ans. Son corps est rapidement ramené pour être enterré à la Cathédrale de Saint-Pierre et Paul de Saint-Pétersbourg, la nécropole des Romanov. Très rapidement, une rumeur naît et affirme que, rongé par le remord de l’assassinat de son père, il aurait simulé sa mort et se serait retiré sous les traits d’un ermite. Lorsque ses successeurs, comme plus tard les dirigeants de l’Union soviétique, décident d’ouvrir son tombeau, la stupéfaction est de mise. Il est vide. C’est ici que commence un mystère qui continue de fasciner les Russes encore aujourd’hui et divise les historiens.
Il s’appelle Féodor Kozmich et il intrigue toutes les personnes qu’il rencontre. Doté d’une longue barbe blanche, sa taille impressionne autant que sa posture peu commune pour un moine-ermite. D’une nature sociable et chaleureuse, il est un mystique qui, très curieusement, ne bénit pas sacerdotalement les gens venus prendre conseils auprès de lui. De l’avis général, il évoquait très facilement ses souvenirs de la campagne de Russie contre Napoléon avec une telle précision qu’il fascinait et rendait perplexe tous ses interlocuteurs. D’autant qu’il parlait également la langue de Molière avec une facilité déconcertante. Il semblait que les arcanes de la cour impériale n’avaient aucun secret pour lui, comme s’il était né au sein de cette institution. Une aura mystérieuse entourait ce saint-homme et il n’en fallait pas plus pour que toute la Russie devienne la proie d’une rumeur persistante. Le tsar Alexandre Ier était bien vivant et vivait en Sibérie !
Un ermite entouré de mystères
Car aussi énigmatique que soit le mystère de son tombeau vide, le Tsar était en très bonne santé lors de son décès soudain à Taganrog en 1825. Diverses hypothèses ont été avancées pour expliquer le mythe de sa survivance. Nommé héritier par la tsarine Catherine II, son père avait rapidement repris ses droits à la mort de cette dernière en pleine Révolution française. Trop jeune pour s’imposer, Alexandre avait grandi dans l’ombre de Paul Ier avant de s’opposer à lui sur la conduite des affaires de l’état. Libéralisme pour le premier, autocratisme pour le second, la noblesse avait reporté ses faveurs sur l’héritier au trône. Un complot suivi d‘un assassinat, voilà un larmoyant Alexandre propulsé sur le trône des Romanov en 1801. Il connaissait le nom des conjurés, n’avait rien fait pour les stopper, attendant, angoissé dans sa chambre qu’on tue son père comme sa grand-mère avait fait de même avec son époux Pierre III.
Après des années d’errance, l’ermite avait fini par s’installer dans une colonie marchande, invité par Semyon Feofanovich Khromov, s’attirant très vite l’animosité du clergé local qui l’accusait de sectarisme et de mystification. En été, il portait une chemise blanche en toile rustique et un large pantalon et en hiver, une longue robe (appelée Doha) de couleur bleue foncée avec des bas et des chaussures de cuir : une simplicité de vie qui forçait l’admiration. Il se liera d’amitié avec un cosaque, témoin privilégié de cette histoire qu’il rapportera plus tard à la cour impériale. Sentant ses dernières heures venir, Féodor Kozmich décide alors de se confesser. Lorsque le prêtre lui demande son nom, il répond : « Dieu seul le sait » ajoutant un peu plus de doutes sa réelle identité. Et quand son hôte tente également de savoir le fin mot de ce mystère en lui demandant s’il était bien le tsar, il se signe de la main et déclare, sourire aux lèvres et sur un ton apaisant : « Tes œuvres sont merveilleuses, ô Seigneur… Il n’y a pas de secret qui ne soit révélé ». Le 20 janvier 1864, il ferma définitivement les yeux sans que jamais personne n’ait su qui il était réellement, laissant derrière lui un mystérieux document codé toujours indéchiffrable à ce jour.
Les avis des historiens divergent sur la réponse à apporter à ce mystère. Pour beaucoup, le tsar est bien mort en 1825 et la crédibilité des propos de Semyon Feofanovich Khromov est à remettre en cause tant il était « devenu obsédé par l’idée que Féodor Kozmich, qui a vécu et mort avec lui, n’était autre que l’empereur Alexandre Ier ». Bien après la révolution d’Octobre qui a mené les bolchéviques au pouvoir, il a continué de susciter des interrogations. Lénine a ordonné l’ouverture du tombeau du tsar et n’y pas plus trouvé de squelette ou de restes laissant supposer qu’il y ait eu la présence d’un corps dans le cercueil impérial. Le mythe devient même un enjeu politique. Les Russes blancs vont jusqu’à affirmer que lorsqu’Alexandre II a voulu vérifier par lui-même si celui-ci était vide, il y aurait trouvé le corps d’un homme à la longue barbe blanche accréditant ainsi la thèse de la survivance et expliquant de facto pourquoi le tombeau était vide sous son prédécesseur. Graphologues et scientifiques de renom seront même sollicités pour tenter de trouver un ersatz de réponse. En vain. Le Parti communiste refusera pourtant toute autopsie du soi-disant corps supposé de Féodor-Alexandre, craignant que celui soit authentifié et ne soit érigé au rang de saint par le clergé orthodoxe avec lequel le Soviet suprême était en conflit. Une autre thèse, avancée par l’historien Jacques Philippe Pirenne, suggère que le tsar serait bien mort, mais qu’il aurait été la victime d’un empoisonnement, un complot organisé à la fois par son fils cadet et successeur Nicolas Ier et la diplomatie européenne agacée par son refus de soutenir les indépendantistes grecs. Mais cela reste peu probable au vu des événements qui éclateront peu de temps après le décès d’Alexandre Ier sur le sujet de sa succession.
Un complot au sein du Kremlin ?
Pour l’ambassadeur Maurice Paléologue qui s’est longuement penché sur le sujet dans la Revue des Deux-Mondes, d’autres questions demeurent également sans réponses. Le choix de la ville où le tsar s’est arrêté demeure également une énigme pour le diplomate français, témoin des dernières heures de l’empire en 1917. Marécageuse, la ville est livrée à de violents vents « à décorner des bœufs ». Maurice Paléologue, évoque une infection paludéenne et un refus du tsar de se soigner pour mieux mourir. Ou disparaitre de la cour qui l’ennuyait. Ermite en Sibérie ou même en Palestine (un yacht britannique l’aurait exfiltré ?), il affirme que le Tsar a vécu un « drame extraordinaire » et pointe des faits étranges entourant son décès. Dans son journal, deux jours avant que ne succombe officiellement son mari, la tsarine Elizabeth évoque une « épreuve inattendue » qu’elle rapporte à sa mère sans la détailler pour autant. Peu de temps, elle cesse d’écrire sans que l’on sache pourquoi.
Tout aussi mystérieuse reste l’attitude du prince Wolkonsky, l’aide de camp du Tsar. Le 21 novembre, Alexandre Ier demande que l’on prévienne son fils aîné le grand-duc Constantin (qui est en Pologne) de sa maladie. Wolkonsky rectifiera cette date deux jours plus tard, jurant que la demande de l’empereur date du 23, le même jour où Alexandre avait écrit une longue lettre à sa mère et qui semble avoir disparue en chemin. Paléologue suggère que le Tsar a été déposé, victime d’un complot qui l’aurait déchu du trône afin de permettre à son fils aîné de monter sur le trône. En lieu et place de Constantin, qui avait secrètement renoncé à ses droits, son frère Nicolas succéda à son père et s’empressa de faire brûler toute la correspondance de sa mère. D’ailleurs lors des funérailles, d’après des témoins de l’époque, « le corps allongé d’Alexandre était totalement méconnaissable » et la rumeur publique affirmait déjà qu’il s’agissait d’un soldat mort le 30 novembre, qui lui ressemblait vaguement. Aujourd’hui aucune de ces thèses n’a les faveurs des historiens et le mystère du tombeau vide d’Alexandre Ier demeure.
Mais pour les descendants de la famille du marchand Semyon Khromov qui conservent les effets personnels de Féodor Kozmich, notamment sa chemise de toile et son chapeau, aucun doute, cet ermite était bien le tsar Alexandre. Une de ses reliques personnelles, un « monogramme peint sur une feuille de papier représentant « A », avec une couronne au-dessus » est toujours vénérée comme une sainte relique dans la ville de Zertsaly où il a séjourné un temps. Jusqu’à présent les Romanov ont toujours refusé que des test ADN soient effectués sur les restes du moine.
Frederic de Natal