Lorsqu’en 1976 sort l’album « Rastaman Vibration », il s’inscrit rapidement comme l’un des meilleurs best-sellers de cette année aux États-Unis. En particulier, grâce à une chanson intitulée « War » (Guerre) qui reprend, presque intégralement, sur un tempo à la fois lancinant et rythmé, le discours du Négus Hailé Sélassié. Une déclaration prononcée devant l’assemblée générale des Nations Unies en 1963. Entre deux couplets en amharique, on entend la voix du chanteur vedette du groupe des Wailers , Bob’ Marley. Si on connait avant tout l’homme comme une icône mondiale de la musique Reggae, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, on ignore que Robert Nesta Marley, de son vrai nom, fut également un monarchiste mystique, un admirateur quasi-dévot du dernier roi des rois.  

Bob’ Marley, c’est avant tout l’histoire de la Jamaïque, ancienne colonie britannique marquée par l’esclavage et la ségrégation raciale jusqu’à la proclamation de son indépendance en 1962. Il est né en février 1945 d’une mère afro-caribéenne et d’un père britannique pur jus. Fruit d’un métissage réussi, c’est lors du voyage historique à la Jamaïque du Négus Hailé Sélassié (1966) que Bob’ Marley va avoir sa révélation rastafariste. Tirant son nom de Ras Tafari Makonnen, le titre porté par Hailé Sélassié avant qu’il ne monte sur son trône en 1930, c’est un mouvement religieux qui voit dans la figure de l’empereur d’Ethiopie, ce messie de l’ancien testament, et dans la consommation d’herbe hallucinogène, un moyen pour l’âme de s’élever. Le rastafarisme est alors en vogue. Pourtant, Bob’ Marley n’est pas sur place lors de cette visite mais les longues lettres que lui adresse son épouse Rita sur le sujet, achève de le plonger dans ce mysticisme musical qui va faire son succès et donner au rastafarisme ses lettres de noblesse sur la scène internationale.

Bob Marley brandissant un portrait du Négus lors d’un concert @Dynastie

« Ne sais-tu pas que Sa Majesté est l’Alpha et l’Omega ? »

Le Négus n’aura jamais l’occasion d’écouter l’album hommage que lui dédie Bob’ Marley en 1976, intitulé « Rastaman Vibration ». Deux ans auparavant, l’empereur a été la victime d’un coup d’état qui a brutalement mis fin à une monarchie vieille de trois millénaires. Le chanteur va garder en lui un dépit et une colère qu’il ne cessera d’extérioriser sur scène comme lors d’interviews mémorables. Lorsqu’il est questionné par le journaliste Jeff Cathrow en 1978 et que celui-ci tente de rapprocher la mystique rastafari de la doctrine communiste qui prévaut en Jamaïque, Bob’ Marley lui rétorque sèchement : « Michael Manley [Premier ministre de la Jamaïque de 1972 à 1980-ndlr] est un socialiste marxiste-léniniste, le rastafarisme soutient le monarchisme. La Bible ne dit-elle pas qu’il est le roi des rois ? Essaye de réfléchir à cela mec ! ».  Et de poursuivre  : « Le rastafarisme s’incarne à travers Sa majesté impériale, le roi des rois, le conquérant de Judée, et ça c’est une réalité car il est le légitime héritier de la maison de Salomon, mec ! » . « Sa Majesté a toujours été le seigneur des seigneurs et si tu penses, mec, qu’il est mort, eh bien sache que ses préceptes eux-vivent toujours » enchaîne le chanteur, un brin emporté par la passion de ses convictions. « Ne sais-tu pas que Sa Majesté est l’Alpha et l’Omega ? » continue Bob’ Marley qui surenchérit (entre deux bouffées de marijuana) : « Hailé Selassié est un dieu, que cela plaise ou non  (…), ‘c’est Jah ! ». Et lorsque Jeff Cathrow lui demande alors, s’il souhaite aller chanter en Ethiopie, le rastafari s’énerve : « Tous les membres du parlement de Sa Majesté l’ont trahi ! Regarde maintenant, mec, c’est le chaos. C’est quoi ce type de 32 ans qui a décidé de tuer un empereur de 84 ans ? Quel genre de dignité possède cet homme, ce sac de m*rde » crie-t-il, évoquant alors Mengistu Hailé Mariam, le nouveau dirigeant de l’Ethiopie.

Le Rastafarisme loin de tout manichéisme

Pour Bob’ Marley, le rastafarisme se résume aux mots « paix et amour ». Mais dans la réalité, on est loin de ce manichéisme. Si cette religion réfute la monogamie pour cultiver l’art de multiplier les « impératrices », le rastafarisme est aussi une société patriarcale qui rejette toute notion de féminisme, de contraception, d’avortement et d’homosexualité contraire à tout droit de reproduction prônée par la Bible, fustigeant ces « symboles de la dégénérescence de Babylone qui tente de réduire le taux de natalité en Afrique ». Une lecture très orthodoxe du livre saint qui ne laisse pas de place à la tolérance.  Le continent originel de l’homme est une obsession pour les rastafariens dont les principes politiques trouvent leur origine dans les déclarations de Marcus Garvey, figure emblématique du nationalisme noir, qui défendait « l’affirmation d’une fierté noire, la réappropriation d’un héritage africain et qui prônait le rapatriement des diasporas africaines en Afrique ». C’est cette quête qui pousse Bob’ Marley à revenir sur Zion en 1974, fouler le sol couleur sang de « mama Africa », la mère des Terres, au Kenya. Le succès ne se dément pas mais  l’oblige aussi à « relativiser la vision idéale de l’Afrique rêvée avec une forme de naïveté de l’autre côté d’Atlantique » comme l’explique dans un article Radio France Internationale (RFI). D’autres voyages suivront, suscitant de nombreux espoirs et les mêmes engouements de la part des fans du chanteur.

Bob Marley en concert avec le Négus Hailé Sélassié @Dynastie

Jah pour l’éternité 

« La rédemption de l’homme noir est le fondement même du mouvement rasta, mais en l’incarnant, Bob Marley aura su dépasser les clivages de couleur pour être le symbole de la rédemption de tous les hommes, un emblème universel de la fierté et de la dignité humaine » n’a pas hésité à écrire  le site de France Culture à propos du chanteur. De son vivant, Bob’ Marley aura été sans nul doute, la voix de l’empereur dans ses chansons, le prophète d’une religion au message universel, le héros des « sans-droits, du Bronx à Soweto » mais aussi un monarchiste syncrétique assumé. Une œuvre qui, 41 ans après son décès,  continue toujours de transcender toutes les générations.

Frederic de Natal