L’Histoire lui a donné de nombreux patronymes. Reine de France, venue tout droit du pays des Varègues, la figure d’Anne de Kiev est à la fois revendiquée par les Russes et les Ukrainiens. Une guerre historique entre les deux pays qui fait rage depuis des décennies. Qui à tort ou à raison ? La Revue Dynastie tente de démêler le vrai du faux qui entoure la nationalité de l’épouse du roi Henri Ier.
C’est au cours du XIème siècle que la France va nouer des contacts avec la Rus’ de Kiev. Une principauté qui est pourtant très loin du regard des Capétiens. A cette époque, le roi Henri Ier se cherche une nouvelle épouse qui ne soit pas issue de sa famille, pour éviter la consanguinité. Il a entendu parler de la princesse Anne, fille du prince Yaroslav le Sage (ou le Grand) dont la renommée est parvenue jusqu’en France. La date de naissance de la princesse est incertaine et on la situe soit en 1027, soit en 1032. On sait d’ailleurs peu de choses des négociations menées par Gauthier de Meaux, qui vont aboutir à un accord de mariage en 1049/50. La princesse part alors à la rencontre de son futur époux, un long périple de plusieurs milliers de kilomètres où elle profite de ce voyage pour se parfaire à la langue française. Ils auront trois enfants dont l’héritier, Philippe, un nom d’origine byzantine alors inconnu dans le royaume de France, et qui perdure encore.
Anne de Kiev, Reine de France
La mort d’Henri Ier en 1060 précipite une régence qu’Anne doit partager avec Baudouin de Flandres jusqu’à la majorité de son fils. Son remariage avec Raoul de Crépy, comte de Valois, suscitera l’irritation des seigneurs francs (une souveraine de France ne peut épouser un vassal) et du Vatican qui excommunie le couple en 1064. L’ambitieux seigneur voit le pouvoir lui échapper. L’époux, cousin du roi Henri, est accusé de bigamie, ayant répudié sa première femme pour convoler avec Anne. Le scandale est à la hauteur des colères de Philippe qui se brouille avec sa mère. Anne de Kiev ne pourra réintégrer la cour royale que lorsque son deuxième mari décède en 1074. Pour peu de temps car, si l’on en croit les historiens qui considèrent qu’elle meurt en 1075 ; d’autres penchent plutôt pour 1089. Bien qu’elle ait créé une abbaye à Senlis, le lieu de sépulture d’Anne de Kiev aussi reste un sujet de mystères. Une thèse affirme qu’elle serait retournée mourir à Kiev, disparaissant des registres, une autre qu’elle serait inhumée en France dans une abbaye détruite durant la Révolution française.
A qui appartient Anne de Kiev ?
Avec le conflit russo-ukrainien, la polémique sur la nationalité de la reine de Anne de Kiev, appelée Anne de Russie à Moscou, est de nouveau ressortie. Pour les russes, c’est indubitable : la princesse appartient à leur histoire puisque la Rus’ de Kiev est considérée comme le berceau de la Russie. Lorsqu’il est venu en France en 2017, le président Vladimir Poutine s’est empressé de rappeler cet état de fait historique afin de saluer la longue amitié entretenue par son pays avec la France. « Il faut savoir que les relations entre la Russie et la France sont anciennes. Elles ont des racines encore plus profondes. Au XIe siècle, la fille cadette d’un des grands princes russes, Iaroslav le Sage, la princesse Anne, est venue en France pour devenir épouse du roi Henri 1er. C’est ainsi qu’on l’appelait Anne de Russie, reine de France. Son fils, Philippe 1er, est devenu fondateur de deux dynasties européennes : les Bourbons et les Valois… » déclare le dirigeant du Kremlin à Emmanuel Macron. Des propos qui vont très rapidement susciter la colère de l’Ukraine. Interrogé par le Figaro, le président Petro Oleksiovytch Poroshenko accuse alors son homologue russe de « kidnapper » la figure de la reine Anne « devant l’Europe entière ».
Au fond, revendiquer Anne de Kiev, c’est revendiquer l’héritage du royaume de son père. Qui donc est vraiment l’héritier de la Russie kiévienne ? Pour Vladimir Poutine, il est évident que son pays est le prolongement naturel de la patrie de Iaroslav le Grand. Le roman national russe affirme dans ses livres d’Histoire que le « baptême » de la Russie a eu lieu à Kiev au Xème siècle et surnomme la capitale ukrainienne de « mère de toutes les villes russes ». Cela, depuis que les grand-princes d’un état jusqu’alors appelé la Moscovie s’arrogent le titre, au XVIe siècle, de tsars de Russie ; et surtout depuis la naissance de l’empire russe sous Pierre le Grand. Appuyé par l’Eglise, qui enseigne sur fond de discours nationaliste que l’apôtre saint André aurait béni la terre de Kiev en proclamant que « sur ces collines la gloire de Dieu brillera », qui ne digère pas l’indépendance ukrainienne. Les cercles dont il a la faveur considèrent que l’Ukraine d’aujourd’hui est une création tsariste (Catherine II se proclamera princesse de Kiev) complétée territorialement par les soviétiques à coup d’annexions ou de rattachements de territoires dont la légitimité est douteuse.
Une guerre patrimoniale entre l’Ukraine et la Russie
A Kiev, lorsque le pays se sépare de l’URSS à la chute du communisme en 1991, l’hostilité à Moscou est déjà forte et tout est en place pour voir renaître le nationalisme du XIXe siècle (encore que celui-ci ne mentionne pas Anne de Kiev dans ses grandes figures de référence). Moscou n’était-elle pas un marais lorsque Kiev se parait de dômes ? Pour ceux qui avancent cet argument, la Moscovie n’a jamais été qu’une extension lointaine de la grande Kiev, une frontière militarisée qui a vécu sous l’ombre des Mongols avant de prendre le dessus sans jamais avoir partagé la culture notamment démocratique des Slaves de l’Est.
Depuis le baptême de Vladimir jusqu’à l’invasion mongole qui détruit la puissance kiévienne, l’unité de ces principautés flue et reflue en permanence, à la faveur de la puissance des grands-princes dans la ville aux dômes d’or. Les princes se font autant la guerre entre eux qu’aux Polonais et aux Finnois, et on verra des Ukrainiens, à l’époque appelés Ruthènes ou Petit-Russes, combattre aux côtés des Polonais et Lituaniens contre les Moscovites au XVe siècle. Au fond, séparés depuis l’invasion mongole, les Russes et les Ukrainiens sont également des peuples héritiers de la grandeur de Iaroslav, et l’on peut en dire autant de la Biélorussie, dont l’unité culturelle est encore plus fragile que celle de l’Ukraine. Au moment où Poroshenko dispute la figure d’Anne de Kiev à Poutine, les deux pays sont à couteaux tirés depuis que la Crimée a fait sécession du reste de l’Ukraine et s’est retrouvé rattachée à la Russie par référendum en 2014. Parallèlement d’autres républiques séparatistes, celle de Lougansk et de Donetsk, ont vu le jour. Une guerre historique se livre sous les yeux des Français, dans un pays qui leur est aussi étranger que le fut la Rus’ de Kiev pour les Francs.
Dans cette querelle historique qui oppose deux pays, il apparait nettement qu’aucun historien ne peut véritablement trancher sans faire apparaître une opinion personnelle. Cependant, au regard de notre histoire, on serait bien tenté d’y répondre de manière chauvine. Epouse d’un roi Capétien, en entrant dans son nouveau royaume, la fille de Iaroslav n’avait dès lors plus rien de russe ou d’ukrainienne. Pourquoi ne pas l’appeler finalement, et avec un peu d’insolence, Anne de France ?
Frederic de Natal