Fin du XIXème siècle, les grandes puissances européennes se partagent le gâteau de l’Afrique. Mais parmi toutes les capitales présentes à la conférence de Berlin qui définit quels territoires échoient à quels pays, une seule manque pourtant à l’appel. Trop occupée à fortifier son expansion à l’Est et l’Extrême-Orient, la Russie ne s’intéresse pas à ce continent trop éloigné. Pourtant, Nicolas Ivanovitch Achinov, un aventurier comme cette époque en compte des milliers, va réaliser l’impossible et l’impensable : établir une colonie russe sur les terres du Prêtre Jean, en Abyssinie.
C’est une aventure qui s’est perdue dans les méandres de l’Histoire. Doté d’un certain culot, Nicolas Ivanovitch Achinov, un commerçant de la ville de Penza rêve de rompre sa monotonie. Les archives montrent de lui qu’il a eu une courte carrière militaire et qu’il possède un pouvoir de mystification . Il décide alors de prendre la route vers l’Abyssinie en 1883. Un voyage exotique et initiatique pour ce russe fasciné par ce royaume mystérieux qui, dit-on, a abrité le mystérieux Prêtre Jean. Mais c’est aussi un nationaliste qui entend planter le drapeau bicéphale sur cette terre rouge martelée par les amours de la reine Salomon et de la reine de Saba. « L’ataman trapu, muet et à barbe rouge » réussit à se faire introduire auprès de l’empereur Jean IV, se faisant passer pour un envoyé du tsar venu négocier un traité d’alliance entre chrétiens orthodoxes (une version toutefois contestée).
Nouvelle Moscou, une colonie russe en Afrique
Se qualifiant de « cosaque libre », il entreprend alors de mettre en place les jalons d’une colonie russe, sorte de comptoir sur les côtes éthiopiennes. Il réussit à convaincre quelques centaines de ses compatriotes (le gouverneur de Nijni Novgorod plaide en sa faveur à la cour impériale comprenant l’intérêt stratégique que représenterait une colonie en Afrique) de venir tenter l’aventure avec lui. Partie d’Odessa, l’expédition débarque à Alexandrie. Ici, les russes louent le navire autrichien Amphitrida, direction le golfe de Tadjourah (qui n’est pas encore le protectorat de Djibouti que l’on connaîtra plus tard) où ils rejoignent le fort égyptien abandonné de Sagallo. Accompagnés de prêtres éthiopiens, dont le père spirituel de cette expédition, l’archimandrite Paisius, ils s’y installent le 14 janvier 1889. Hissant le drapeau impérial russe, ils rebaptisent le fort du nom de « Nouvelle Moscou ». Très rapidement, des jardins, des potagers sont plantés et on découvre des mines de fer et de charbon qui vont profiter à cette petite colonie. Une église « Saint-Nicolas » permet aux russes de continuer à prier leur foi. Un petit État autonome qui n’a pourtant aucune légalité.
Une existence éphémère brisée par la realpolitik
Les rumeurs enflent et arrivent aux oreilles du négus qui s’inquiète de cette pénétration et de ces colons, dont on exagère le nombre, déjà entrés en conflit avec la tribu Danakil. Du côté français, la présence de ces russes commence à agacer et ruine les projets de conquête de cette partie de la Corne de l’Afrique par Paris. En février 1889, résolution est prise d’envoyer un croiseur et 3 canonnières afin de mettre fin à cette colonisation russe. Un messager se présente à Nicolas Ivanovitch Achinov, qui, ne lisant pas le français, pense que les amis de la Russie sont venus le saluer. Nul ne songe alors que la France peut bombarder des alliés. Saint-Pétersbourg a été sondé et a confirmé que le cosaque n’avait aucune autorisation pour s’établir (Alexandre III écrit à son ambassadeur qu’il est « absolument nécessaire de sortir cette bête d’Ashinov de là dès que possible »). Les premiers coups de canon ne tardent pas à frapper le fort. On compte déjà plusieurs morts dont des femmes (une était enceinte) et des enfants, des blessés dans toute la colonie. Abattu, Nicolas Ivanovitch Achinov se rend en brandissant comme seul drapeau blanc, une chemise qu’il avait dans ses affaires maculées de poussière. Arrêtés, ce qui reste de la colonie est renvoyé en Russie.
Victime de ses désillusions
Traîné devant la justice, Nicolas Ivanovitch Achinov est accusé de piraterie et de désobéissance au tsar. Alexandre III fait même interdire toute publicité à cette « triste et stupide comédie », ne souhaitant pas que les médias l’évoquent. Le cosaque est stupéfait par une telle débandade autour de lui. Des rapports mentionnent que le souverain était pourtant bien au courant de cette expédition et aurait demandé qu’on évalue ses chances de réussite. Mais sans pour autant avoir donné un accord d’établissement colonial. Condamné à trois ans de goulag, il réussit à s’évader en 1890 et se réfugie à Paris et Londres. Ici, il tente encore de convaincre de la pertinence de son projet. En vain. Extradé en 1891, sa peine est alourdie à 10 ans de prison. Interné à Tchernigov, c’est ici, en 1902, qu’il décède, à peine âgé de 46 ans. Il aura juste eu le temps d’apprendre l’établissement de relations diplomatiques entre l’Éthiopie et la Russie en 1895. Maigre compensation pour cet homme qui rêvait d’être le premier héros de l’empire colonial russe en Afrique.
Frederic de Natal