Mugs, figurines, bijoux… Pourquoi collectionne-t-on les objets à l’effigie de la reine ? Les collectionneurs fanatiques d’Elizabeth II sont-ils des passionnés comme les autres ? Notre enquêteur tout-terrain a interrogé économistes et psychanalystes pour éclaircir ce mystère.
La reine d’Angleterre est une femme de paradoxes, me glisse un ami financier. À Noël, elle prend le train comme tout le monde, aux heures de pointe, et elle paie son billet cash. Pourtant, elle est à la tête de la 372e fortune mondiale et elle aurait largement les moyens de prendre un Falcon 2000LXS, comme tout nanti qui s’assume. Sa famille coûte 65 pence par habitant chaque année (le prix d’un timbre), estiment les économistes… Et rapporte près de 329 millions de livres (soit à peu près le prix d’une centaine d’hôtels particuliers de cent cinquante mètres carrés sur l’île Saint-Louis) au Trésor britannique. Contrairement à Lady Gaga, qui par ailleurs la révère et envie son accent so british, elle ne porte ni marques ostentatoires ni tenues tape-à-l’œil. Partout dans le monde, on loue son raffinement et son élégance. La reine Elizabeth est le mannequin le plus connu de la planète, et pourtant elle ne travaille pour aucune griffe connue.
Elle est plus menue qu’un rat d’opéra, et pourtant elle est capable de s’entendre à merveille avec David Morgan-Hewitt, le plus gros et le plus dandy des directeurs d’hôtel du monde[1]. D’une pudeur toute victorienne et peu connue pour ses sorties grivoises, elle a eu pourtant la surprise d’apprendre qu’en 2012 certains de ses sous-vêtements (volés par des lingères ?) ont été vendus aux enchères pour environ… douze mille euros ! Elle qui n’est pas non plus connue pour être une spéculatrice ni une fanatique des placements boursiers a vu certaines figurines créées à son effigie revendues cent fois leur valeur d’origine. Mieux que la plupart des crypto-monnaies !
Dans les toilettes avec la reine
On sait aussi que la reine Elizabeth a hérité de sa famille, et notamment de son grand-père, d’une merveilleuse collection d’art faite de six cents dessins de Léonard de Vinci, de milliers de timbres (évalués à cent millions de livres !), de près de sept mille tableaux de maîtres, de quarante mille aquarelles, de cent cinquante mille gravures… Le tout évidemment du meilleur goût. Étonnamment, c’est cette même personnalité royale, discrète, délicate, qui a suscité les goodies les plus kitsch et les collections les plus folles.
Coussins, dessus-de-lit, tasses, poupées, mugs, figurines, pulls à capuche, bouteilles Thermos, tote bags, calendriers, abattants de toilettes, bodies de bébé, boucles d’oreilles, horloges, broches, porte-clés, médaillons, trombones, passe-têtes en carton, tirelires, montres, timbres, cloches, plats, cruches, théières, foulards, marionnettes, miroirs de poche, puzzles, colliers, pendentifs, camées de cuivre du jubilé, boîtes à bibelots d’anniversaire, breloques du couronnement, affiches d’Andy Warhol, unes de Charlie Hebdo, masques d’Halloween, sucriers de porcelaine, tee-shirts d’apparat, maquettes en bois… Le visage de la reine du bon goût tapisse les objets les plus fantaisistes. Objets qui rencontrent le plus grand succès et suscitent parfois les commentaires les plus surprenants.
Keep calm and buy a Dancing Queen
Prenez la figurine « Dancing Queen » de la marque Puckator, une petite statuette de six centimètres de haut qui agite le bras lorsqu’elle est exposée à la lumière. Elle recueille près de mille cinq cents avis positifs sur une célèbre plateforme de vente en ligne. Parmi les commentaires, on peut lire sous la plume d’un mystérieux « Ambassadeur des étoiles » :
Le salut de la reine est le geste le plus puissant de l’univers. Je ne crains plus rien quand elle est avec moi. Elle est mon fétiche contre les mauvais sorts. Je n’ai jamais eu d’accident avec elle. Et le soir, quand je rentre seul du bureau, je lui parle et elle m’écoute en dodelinant de la tête. Une psychanalyse pour à peine trois livres sterling !
Sa concurrente, la « Reine Solaire » de Kikkerland, suscite chez un certain William un engouement moins cosmique, certes, mais qui rappelle les Lares, ces génies domestiques que les Romains vénéraient dans leurs foyers :
Elle me salue chaque fois que j’arrive à mon domicile et j’adore. Bien entendu, cela m’oblige à lui faire la révérence quotidiennement. J’oblige mes invités à faire de même, car elle fait partie intégrante de ma famille. J’ai perdu mes deux grands-mères, très jeune, et c’est un peu une figure de remplacement.
Plus addictif que le chocolat
Ces trésors de kitsch et d’ingéniosité suscitent des vocations peu communes de collectionneurs et de collectionneuses. Margaret Tyler, une Anglaise de 77 ans, possède ainsi plus de dix mille objets floqués aux couleurs de la Couronne. Cette retraitée, ancienne salariée d’un centre pour enfants handicapés, confesse n’avoir pas eu d’autre vice que cette « dévotion amoureuse » pour la reine et la famille royale. Écumant les magasins de Buckingham Parade Road, elle a constitué une des plus grandes collections de « fétiches » royaux au monde. « C’est comme le chocolat, je ne peux pas résister », confiait à un tabloïd anglais celle qui ne passe pas une semaine sans acheter une dizaine de nouveaux objets. Fille de fervents royalistes, elle a commencé sa collection dès l’âge de 3 ans, avec une tasse, à l’occasion du couronnement de la reine. Une cérémonie retransmise pour la première fois sur toutes les chaînes de télévision, dans le monde entier. Elizabeth II devint sans doute ce jour-là, à ses dépens, la première star mondiale. Et Margareth Tyler, sa première grande fan ? Force est de constater qu’elle est loin d’être la seule à nourrir cette royale passion.
Pour preuve, en Australie, Jan, la soixantaine passée, collectionne elle aussi les souvenirs et les bibelots à l’effigie de la reine et de la famille royale. Plus de douze mille, entreposés dans sa maison de Gold Coast, au nord-est du pays. Elle a commencé à la naissance de son fils, en 1981, avec des cuillères à café. Elle appréciait le côté « fêtard » du prince Harry, avant de tomber dans une véritable « obsession » qui lui vaut aujourd’hui de nombreuses visites… Et même des propositions de rachat (jusqu’à quatre cent mille euros !), qu’elle a toutes déclinées. Pourquoi ? Pour « figurer dans le Guinness Book » et « léguer un bel héritage » à ses enfants. Mais d’où peut venir une telle ferveur ?
Sous les figurines, la plage
« Une collection est une œuvre d’art », disait le critique Gérard Barrière. Pour Georges Bataille, collectionner est même « un acte de subversion ». En effet, tandis que certains cliniciens font des collectionneurs des malheureux obsédés par une quête impossible (rassembler tous les objets d’une même gamme), le psychanalyste Gérard Wajcman estime au contraire que l’art de collectionner, dans une économie d’accumulation virtuelle et de destruction créatrice, est une passion vertueuse :
Le collectionneur n’est pas un consommateur normal, parce que la base de son économie propre n’est pas l’accumulation mais la dépense. Le problème que pose aujourd’hui l’économie des collectionneurs – des vrais collectionneurs – est qu’elle n’est réglée ni par l’utile ni par le profit, mais par la pure perte. Ainsi, à l’inverse du noir thésaurisateur, on aurait quelque raison de voir chez le collectionneur l’exercice d’une vertu, vantée à la Renaissance, la magnificence. Cette disposition d’une personne qui dépense avec éclat, sans compter, pour elle et pour les autres. Hautement civile, cette vertu a aujourd’hui dans notre monde forcément un parfum de scandale, voire de subversion.
« Passion exigeante », « obsession joyeuse », le « collectionnisme » serait le contraire du syndrome de l’accumulation, ou syndrome de Diogène, qui pousse les malheureux qui en sont la proie à entasser les détritus chez eux, à leurs risques et périls. Les collectionneurs de la reine seraient au contraire des dévots heureux et des révolutionnaires pacifiques. « Chaque fois que je crée une collection, je retrouve mon enfance, je communie avec elle », confiait Yves Saint-Laurent à Paris Match. Nul doute que les dînettes aux effigies de la reine Elizabeth ont le même pouvoir d’évocation…
Yrieix Denis
[1] Gérard Wajcman, « Psychopathologie des collectionneurs ? Six remarques générales sur la psychanalyse et la collection », Psychoanalytische Perspectieven, 2006.