C’est un pays imaginaire bien connu des tintinophiles. La Syldavie est une monarchie constitutionnelle, dirigée par le roi Muskar XII, située quelque part en Europe orientale. C’est au talent du dessinateur Hergé que l’on doit la création de ce royaume, cité dans quatre de ses albums dont le plus célèbre reste « Le sceptre d’Ottokar ». Aujourd’hui, plusieurs pays revendiquent la paternité géographique de cet État des Balkans. Véritable référence pour les aficionados des aventures de Tintin, jeune reporter belge, cet album est également une véritable leçon d’histoire.

C’est le huitième album du dessinateur Hergé, de son vrai nom Georges Rémi. Sorti en 1938, « Le sceptre d’Ottokar » mène le jeune reporter Tintin en Syldavie, un pays imaginaire situé dans les Balkans et dont l’intégrité territoriale est menacée par son voisin, la Bordurie. Après avoir découvert une conspiration visant à s’emparer du sceptre royal, symbole de pouvoir et gage d’indépendance pour le roi Muskar XII, Tintin et son chien Milou, un fox-terrier blanc, vont devoir déjouer les pièges tendus par les comploteurs. Leur but, sauver le « royaume du Pélican noir » d’une annexion par son ennemi juré. Comme ses prédécesseurs, cet album est un succès d’autant que lors de son édition, il s’inscrit dans les soubresauts géopolitiques de son époque. Car à travers une aventure palpitante, Hergé nous livre sous son crayon, une véritable leçon d’Histoire.

Bénito Mussolini, Adolf Hitler et l’Anschluss@wikicommons/Dynastie

Une leçon cachée d’histoire

C’est la troisième fois que le dessinateur plonge son héros dans l’Histoire du XXème siècle. Il y a eu le mythique « Tintin chez les Soviets », véritable pamphlet anti-communiste, puis l’exotique « Lotus Bleu » qui nous transporte en Mandchourie au moment où les japonais envahissent et occupent la Chine. Avec « Le sceptre d’Ottokar », Hergé est le spectateur d’une tragédie qui va bientôt s’écrire en lettre de sang dans toute l’Europe. L’album est truffé d’indices historiques qui n’échappent pas à un œil averti. A commencer par le chef de la Garde d’Acier, dont le nom fait écho à la Garde de Fer, mouvement fascisant de Roumanie, qui s’appelle Müsstler. C’est une contraction du Duce Benito Mussolini et du chancelier Adolf Hitler, les deux dictateurs qui rêvent d’étendre leur espace vital sous des formes différentes. L’aide de camp du souverain suit cette règle. Boris est une allusion dessinée à Heinrich  Himmler, Reichsführer de la SS. L’album est publié dans le « Petit vingtième » sous forme de feuilleton jusqu’à sa fin de parution en août 1939. La Syldavie, c’est l’Autriche menacée par l’Allemagne pastichée en Bordurie. L’Anschluss n’est pas loin et les soldats bordures portent des brassards qui ne sont pas sans rappeler ceux des nazis. Hergé a poussé loin certains mimétismes. Le Pélican noir de la Syldavie est inspiré de l’aigle bicéphale des Habsbourg dont le nom raisonne encore en Europe. Une dynastie vue comme un rempart au nazisme et qui ne ménagera pas sa peine pour sauver l’Autriche d’une annexion en mars 1938. En vain.

Le sceptre d’Ottokar

Un album, une ode à la monarchie

Hergé était un patriote et un monarchiste convaincu, attaché à la famille royale de Belgique. D’ailleurs les courbes néo-classiques du palais du roi Muskar XII ressemblent furieusement à celui de Bruxelles. Il est volontiers « léopoldiste », suivant fidèlement les ordres donnés par le roi Léopold III, y compris lorsque celui-ci demande à ses sujets de continuer à travailler alors que le royaume est occupé par les allemands. Des directives dont le monarque devra répondre à la Libération. Malgré toute cette ambiguïté, Hergé continuera de soutenir le roi après-guerre. L’album est une ode au monarchisme, une « exaltation de la monarchie constitutionnelle à la belge » d’après Benoît Peeters, professeur à l’Université de Lancaster et auteur d’un ouvrage consacré à Hergé. Une théorie démentie pourtant par le dessinateur lui-même en dépit de la popularité de l’album dans les milieux monarchistes. La Syldavie, une métaphore de la monarchie ? « Tintin n’est pas le défenseur de l’ordre établi, mais le défenseur de la justice, le protecteur de la veuve et de l’orphelin. S’il vole au secours du roi de Syldavie, ce n’est pas pour sauver le régime monarchique, c’est pour empêcher une injustice » expliquera Hergé en 1973, dans une lettre rendue publique.  

Un roi aux multiples visages

Mais où se situe donc la Syldavie ? Dans l’album, Tintin livre les premières réponses à une question que l’on se pose toujours.  Selon la brochure touristique, ce serait un pays d’Europe orientale, occupé par les turcs durant un siècle avant d’en être chassé par le chef d’un petit village slave. Devenu Muskar, signifiant « valeur et roi » en syldave, un idiome serbo-croate aux racines néerlandaises pour les besoins de l’album, il établit une monarchie qui ne survivra pas à ses successeurs trop faibles pour résister aux Bordures. Le Baron Almazout va réitérer l’exploit de Muskar et prendre le nom d’Ottokar, nom qui rappelle celui du premier prince suzerain bohémien à recevoir la royauté héréditaire. Une dynastie est née, incarnée au XXème siècle par son successeur direct, Muskar XII. Ce dernier doit rappeler chaque année, pour la Saint-Wladimir, un geste de son ancêtre, sceptre à la main et visible de tous. Les traits du monarque doivent donner d’autres indices sur la géolocalisation de la Syldavie. Certains ont vu Léopold III caché sous les traits du souverain, le vladika Danilo du Monténégro,  d’autres le roi Zog d’Albanie, l’archiduc Otto de Habsbourg (une photographie prise en grande tenue du prétendant datée de 1932 se rapproche du portrait du roi dans la brochure), Boris III de Bulgarie ou encore Alphonse XIII d’Espagne. Reste encore l’hypothèse filmographique ( avec Le prisonnier de Zendar sorti en 1937) qui a pu simplement inspirer Hergé. 

De gauche à droite, Zog Ier, Muskar XII, Alphonse XIII @wikicommons/Dynastie

Le mystère demeure

La Syldavie, un mélange de TranSYLvanie et de MolDAVIE ? Cette idée a permis à Dodo Nita, comptable aux chemins de fer roumains, bédéphile assumé et membre d’honneur de l’association internationale « Les amis de Hergé », d’affirmer que son pays a indéniablement inspiré Hergé. Jusque dans la figure d’un de ses monarques, Alexandre Ion Cuza, ou dans les faits historiques en évoquant l’annexion de la Moldavie par l’URSS en 1940 (selon lui, le dirigeant Bordure, le maréchal Plekszy-Gladz, serait Staline). Pourtant, détail de taille :  il n’y a aucun pélican noir en Roumanie à contrario du Monténégro. Cet ancien pays de la Yougoslavie possède une colonie de pélécanidés vivant à l’année au lac Skadar. On y trouve même une cathédrale érigée en hommage à Saint Tryphon, le prénom du professeur Tournesol, enlevé par les Bordures dans l’album intitulé « L’affaire Tournesol ». Des voisins  toujours obnubilés par leur projet d’invasion de la Syldavie. Une trame que l’on retrouvera des années plus tard dans le dessin animé « Tintin et le lac aux requins ».  Même la Serbie ira de son laïus sur la question en rappelant que la bataille présente dans la brochure que lit Tintin dans l’avion le menant en Syldavie? ressemble à la bataille de Kosovo en 1389 où les turcs massacrent la noblesse serbe.

L’Albanie reste persuadée qu’elle détient la paternité de la Syldavie. Le drapeau du roi Muskar ressemblant à celui de l’Albanie (argument identique asséné par le Monténégro), le souverain à Zog Ier, c’est surtout une lettre d’Hergé à son éditeur qui reste un argument imparable. Le 12 juin 1939, il presse sa maison d’édition de publier la bande dessinée.  « La Syldavie, c’est l’Albanie, Il se prépare une annexion en règle. Si l’on veut profiter du bénéfice de cette actualité, c’est le moment ou jamais » affirme Georges Rémi qui entrevoit alors les bénéfices de cet événement dont la bande dessinée semble être prophétique. Dans la réalité, il semble bien difficile de situer avec exactitude la Syldavie. Pressé de son vivant de répondre à cette énigme, Hergé est resté fidèle à lui-même se contentant de déclarer, dans une lettre datée d’octobre 1978 : « Je me suis inspiré des pays que l’on appelait naguère balkaniques, Serbie, Albanie, Monténégro, etc ».  Rien qui ne permet de les départager définitivement. Le mystère continue toujours de passionner les tintinophiles qui avancent chacun leurs propres arguments censés convaincre un potentiel contradicteur.

Et vous ? Qu’en pensez-vous ? Une idée ?

Frederic de Natal