Victime d’un attentat ce 8 juillet, l’ancien Premier ministre Shinzo Abe est décédé de ses blessures. Deux fois à la tête du gouvernement, ce nationaliste convaincu descendait d’une longue lignée de hauts-fonctionnaires japonais, nostalgiques du système impérial d’antan. La Revue Dynastie revient sur le destin de ces fidèles de l’empire du Soleil levant. 

C’est dans la préfecture la plus à l’ouest du Japon, celle de Yamaguchi, que l’on retrouve les premières traces de la famille Abe. Riches brasseurs de saké et de soja, trois familles commerçantes de cette région du Japon vont nouer progressivement des alliances matrimoniales dans le but de créer un empire financier et politique. Abe, Sato et Kishi vont jouer un rôle déterminant dans la construction d’une monarchie qui s’ouvre à l’Europe et qui se modernise rapidement. Kan Abe (1894-1946) a perdu ses parents à l’âge de 4 ans, élevé par sa tante. Toute sa vie, il va vivre dans la mémoire d’un père, élu à l’Assemblée préfectorale de Yamaguchi en 1872.  Après de brillantes études, diplômé du Département de sciences politiques de la Faculté de droit de l’université impériale de Tokyo, il décide de fonder une entreprise de fabrication de bicyclettes. « La petite reine » est alors en vogue au Japon et Kan Abe y voit là le moyen de s’enrichir très rapidement. Pourtant, ce n’est pas ici que le grand-père du futur Premier ministre Shinzo Abe va briller.

Kan Abe et son épouse @Wikicommons/Dynastie

Une dynastie liée à l’histoire du Mandchoukouo

En 1923, un tremblement de terre va détruire son usine. Ruiné, il part s’établir à Tokyo. La capitale est un vivier favorable à tous les japonais qui souhaitent s’élever. Une ville qu’il apprécie particulièrement. Il rencontre et épouse Shizuko Hondo. Un mariage qui accouche en 1924 d’un fils, Shintaro Abe (baptisé après son grand-père), mais qui s‘avère désastreux et qui se termine par un divorce. Trois mois après la naissance de leur fils, les deux époux se séparent.  Reparti à Yamaguchi, il va tenter l’aventure politique. Il échoue par deux fois (1927 et 1935) mais se fait toutefois élire à la chambre locale de sa ville. Il faut attendre 1937 avant qu’il ne soit enfin élu député à la Diète (parlement) avec un programme anti-corruption et pacifique. Tant et si bien qu’il est surnommé « Saint Otsu » par ses partisans. C’est un fidèle de l’empire et malgré son pacifisme assuré, il continue de gravir les échelons de l’administration. Remarqué pour ses talents de gestionnaire, il est nommé Haut-fonctionnaire au commerce du Mandchoukouo (actuelle Mandchourie chinoise). L’état a été créé en 1932 par les Japonais qui ont placé sur le trône à sa tête, Pu Yi, le dernier empereur de Chine. Shintaro Abe applique les ordres du gouvernement japonais à la lettre, ignore le souverain fantoche malmené par Tokyo. Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, il n’est pas inquiété par les Alliés. Son opposition au général va-t-en-guerre Tojo est de notoriété publique et s’il a couvert les crimes de son pays en Mandchourie, il n’a pas participé aux exactions de l’Unité 737. Il adhère au Parti japonais progressiste, s’offrant là un avenir prometteur. Une crise cardiaque va brutalement mettre fin à ce parcours hors-norme.

Shintaro Abe et ses enfants @Wikicommons/ Dynastie

Le Parti libéral-démocrate, une affaire de famille

Shintaro Abe (1924-1990) est un enfant qui est malheureux. Il grandit sans sa mère et ses tentatives de la revoir seront vaines bien des années plus tard. Il suit le même chemin que son père, fait ses classes dans la Marine impériale et après le conflit mondial,  entre comme journaliste au quotidien Mainichi shinbun en 1949. La mort de son père, puis de sa tante, Yoshi, qui va l’élever, restent des épreuves qui le marqueront à vif. En mai 1951, il épouse la fille de Nobusuke Kishi (1896-1987). Les familles Abe et Kishi se connaissent de longue date. Son beau-père est loin d’être un inconnu puisqu’il a dirigé le ministère du Commerce du Mandchoukouo et a été chargé d’organiser le travail forcé entre 1940 et 1945. Considéré comme criminel de guerre par les Alliés, il est libéré de sa prison en 1948. Pour les nationalistes, Nobusuke Kishi est un héros.  Il doit attendre cependant 1952 pour réoccuper des fonctions politiques, cofonde le Parti Libéral-Démocrate (PLD) et devient Premier ministre de 1957 à 1960.  En souhaitant abroger l’article 9 de la Constitution qui interdit au Japon de faire la guerre à ses voisins, le cabinet de Nobusuke Kishi chute. Pour Shintaro Abe, c’est une nouvelle voie politique qui va s’ouvrir à lui. Député en 1958, il porte les espoirs d’une dynastie qui le prépare à devenir chef de gouvernement. Tour à tour ministre de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche, puis ministre du Commerce international et de l’Industrie de 1981 à 1982, il devient ministre des Affaires étrangères par la suite. Un poste qu’il occupera jusqu’en 1986. Surnommé le « prince melon », Shintaro Abe doit pourtant s’effacer devant ses rivaux au sein du PLD. Il entame dès lors une lente chute, compromis dans un scandale dont il aura toutes les peines du monde à se faire innocenter.

Shinzo Abe et son arrière-grand-père le vicomte Ōshima Yoshimasa @Dynastie

Shinzo Abe, la réussite des idées de la Nippon Kaigi

Shinzo Abe est né en 1954. C’est dans cette atmosphère empreinte de nostalgie qu’il va grandir. Son oncle, Eisaku Satō, (1901-1975), a été lui-même Premier ministre de 1964 à 1970, suivant les pas du pacifiste Kan Abe. Mais ce sont les figures de son arrière-grand-père, le vicomte Ōshima Yoshimasa , et celle de Nobusuke Kishi qui vont s’imposer à lui. Ce dernier est une référence pour le jeune homme qui, après des études de droit, va se former aux États-Unis entre 1978 et 1979. Employé dans une usine de construction d’acier afin qu’il se confronte à la vie des ouvriers, Shinzo Abe commence sa carrière politique auprès de son père en 1982. Elle sera fulgurante. Ce conservateur va se forger très rapidement une réputation de fermeté qui lui servira lorsqu’il devra négocier la libération de 5 japonais, enlevés par la Corée du Nord depuis des plages nippones. Député en 1996, il sera constamment élu à son siège. Devenu secrétaire-général du PLD, il accède finalement au rang de Premier ministre, le plus jeune de l’histoire, en 2006.  Une expérience d’un an qui est un échec et dont il va tirer les leçons. Après une traversée du désert, il retrouve son poste en 2012. Nationaliste convaincu, Shinzo Abe n’hésite pas à rendre publiquement hommage aux anciens héros de la Seconde Guerre mondiale enterrés au sanctuaire Yasukuni.  Membre de la Nippon Kaigi, un groupe d’ultra-monarchistes qui a largement infiltré le parlement et le gouvernement, influencé par un second groupe, l’Association pour la restauration du Japon (ARJ), il devient peu à peu l’étendard d’un Japon militariste.

Nobuo Kishi @Dynastie

Un nationalisme décomplexé

Ses réformes (notamment économiques et natalistes) sont aussi populaires que controversées pour certaines. Les manuels d’Histoire sont réadaptés à un enseignement plus conforme au mode de pensée nationaliste (on évoque même du révisionnisme décomplexé, niant l’existence des femmes de confort en Corée ou en Chine durant le conflit mondial) et certains journalistes feront les frais des critiques émises contre le gouvernement. Le vice-premier ministre, Tarō Asō (Premier ministre de 2008 à 2009, lui-même issu d’une grande dynastie politique, aristocratique et industrielle) n’hésitera pas à se vanter de s’être inspiré des méthodes socialistes-nationalistes pour arriver à faire modifier la constitution (qui autorisé la création des Forces japonaises d’autodéfense) afin qu’elle soit conforme à la ligne de pensée nationaliste (le gouvernement réintroduit également l’enseignement du patriotisme, le salut au drapeau et le chant de l’hymne national) . Les tensions avec la Chine seront récurrentes ; Pékin menaçant directement le Japon à diverses reprises. Partisan de la monarchie absolue, cet allié des États-Unis s’opposera à toute réforme de la loi de succession au trône, barrant ainsi tout accès aux femmes de prendre la tête du Soleil levant.  Contraint à la démission pour des raisons de santé en 2020, Shinzo Abe laissera derrière lui un héritage au parfum d’antan.

Victime d’un attentat ce 8 juillet 2022  perpétré par un ancien militaire, alors qu’il prononçait un discours de campagne, il n’a pas survécu à ses blessures. L’aventure politique de la famille Abe est pourtant loin d’être terminée. Elle se poursuit encore aujourd’hui avec le frère de Shinzo Abe, Nobuo Kishi (63 ans), député depuis 2004, actuel ministre de la défense du gouvernement japonais et membre de la Nippon Kaigi. 

Frederic de Natal