C’est l’un des jeux de stratégie et de réflexion les plus réputés au monde. Originaire d’Asie, le jeu d’échecs s’est métamorphosé en passant du monde musulman au monde chrétien. Il est devenu, depuis le Moyen Âge, un jeu éminemment politique. Image d’un modèle social idéal, ferment de la rivalité entre deux géants politiques qui vont façonner le monde après 1945, le jeu d’échecs reste avant tout un divertissement qui a fini par se démocratiser. Prochaine étape de son évolution : devenir une discipline reconnue aux Jeux Olympiques.
Jadis, il était coutume de dire que « les fous étaient les plus proches des rois ». Une maxime ironique pour se moquer des grands de ce monde souvent mal conseillés. Si le proverbe est contestable, il reste qu’à l’origine du jeu d’échecs, deux pièces majeures sont au centre du jeu : le roi et son conseiller. Apparus au VIe siècle dans la région en deçà du Gange, les échecs ne sont encore qu’un plateau sur lequel différentes pièces d’une armée orientale s’affrontent. Exit la cour féodale, ce sont des éléphants, des chars et une infanterie qui se déplacent sur le damier, monochrome à l’époque, afin de protéger leur roi. Les règles, les placements et les mouvements des pièces sont déjà très similaires à ceux connus aujourd’hui.
Shāh māt : le roi est mort
Immédiatement, les échecs se diffusent dans l’Empire sassanide frontalier des royaumes indiens. Les Perses le nomment Chatrang en référence à un jeu encore plus ancien, le Chaturanga qui se jouait à quatre. Dès son apparition, l’aïeul des échecs a pour racine étymologique le mot chah qui veut dire roi. Rapidement, le jeu se rapproche de l’Occident quand en 638 les Arabes entament la conquête de cet empire. Aux environ de 700, il est déjà présent au Maghreb puis en Espagne. Il faut pourtant encore attendre le Xe siècle avant que les échecs ne fassent leur entrée dans le monde chrétien, là où la frontière avec les territoires musulmans est poreuse : l’Italie du Sud avec l’émirat de Sicile et la Catalogne avec le Califat de Cordoue. Durant l’An mil, on le retrouve dans les territoires du Saint-Empire romain germanique ainsi que dans les royaumes de France et d’Angleterre, diffusé grâce à la conquête normande de 1066. Mais, c’est durant cette période que le Chatrang se transforme pour devenir notre jeu d’échecs actuel. Appelé (al) shat-ranj en arabe, on l’adapte aux langages du siècle. Ce qui donna ajedrez en espagnol ou esches en vieux français. Le terme anglais chess, quant à lui, provient directement du terme chah. Ainsi la version d’outre-Manche pour dire « L’échec est mat », c’est-à-dire « checkmate », retranscrit l’origine persane de l’expression « shāh māt », littéralement : le roi est mort.
Une cour royale miniature
Outre l’étymologie, les changements concernent également les règles et les noms des pièces. La société médiévale européenne apprécie tout de suite ce nouveau divertissement représentant une élite guerrière dont le modèle peut être calqué sur celui de l’Occident chrétien. Elle va le rendre intelligible en adaptant le lexique persan ainsi que les figures étranges et parfois absconses provenant de courants religieux qui prohibaient la production d’images. En autres, le tablier devint bicolore, la reine remplace le vizir, l’évêque ou le fou se substituèrent à l’éléphant et la tour supplanta le char. Des variantes éphémères avec un comte ou un marquis ont également existé. La reine devint une pièce centrale tant la version occidentale des échecs lui donne diverses possibilités de mouvements. Adieu l’armée orientale du Chatrang, les échecs devinrent une cour royale miniature rendant accessibles à tous la compréhension de tous les systèmes politiques européens.
Un jeu lié à l’imaginaire royal
Entre 1259 et 1273, le dominicain lombard Jacques de Cessoles rédige son Liber de moribus hominum vel officiis nobilium sive super ludo scacchorum. Lequel eut un très grand succès[1]. Recueil d’exempla, c’est-à-dire un récit de plusieurs comportements vertueux qui servent à définir des modèles édifiants et moraux, l’originalité du frère est d’avoir pris comme sujets les pièces du jeu d’échecs et de l’avoir transposé en forme d’allégorie de la société. Dans l’œuvre, l’échiquier est une cité idéale, le roi, la reine, le fou, le cavalier et la tour forment les « pièces nobles ». Les huit pions forment le peuple, chacun individualisé en une catégorie professionnelle : paysan, artisan, marchand, apothicaire, etc. Le religieux y détaille quelles sont les vertus qui incombent à chaque membre de la cité. Devenu jeu royal, prisé par la noblesse, l’abbaye royale de Saint-Denis conserva pendant longtemps un échiquier dont on disait qu’il avait été offert à Charlemagne par le calife de Bagdad Haroun Al-Rachid. En réalité, les riches pièces d’ivoire proviennent d’un atelier de Salerne et datent du XIe siècle. Pourtant, si l’échiquier ne connut jamais l’empereur carolingien, la légende qui l’accompagne contribua au prestige de l’empereur par sa force symbolique. Saint Louis fut lui aussi associé à un célèbre jeu d’échecs qui porte son nom. Encore une fois, il est peu probable que le tablier en question ait appartenu au roi Capétien. En effet, les pions représentent des soldats du XVe siècle, anachroniques à Louis IX, et il ne faut pas oublier que ce dernier avait interdit les échecs en raison des humeurs violentes qu’ils suscitaient chez les mauvais joueurs. La première mention de l’échiquier ,dit de ce roi, apparaît bien plus tard, dans un inventaire du trésor de Gabrielle d’Estrées, la maîtresse d’Henri IV. Pourtant, si la postérité attribue une fois encore ce jeu richissime, taillé dans du cristal et du quartz fumé, à ce célèbre monarque, c’est là bien une preuve que les échecs furent intrinsèquement liés à l’imaginaire royal.
Le jeu d’échecs fait sa révolution
Les siècles passent et le jeu d’échecs connait un certain désengouement. Quand la royauté féodale devient un modèle politique de plus en plus archaïque et lointain, les échecs perdent leur force allégorique. Au XIXe et XXe siècles ils ne sont plus qu’un divertissement, puis un simple sport. Les clubs d’échecs se créent dans les cafés. Des tournois et des matchs annuels sont organisés. Le premier championnat a lieu à Paris en 1924. C’est aussi à cette époque qu’une autre règle majeure est définitivement fixée, celle qui permet aux blancs de jouer en premier. Pourtant en 1945, les échecs sont encore les témoins de l’agitation du monde, treize siècles après leur création. Après la victoire des Alliés contre le nazisme, les échecs s’invitèrent à la table d’un conflit idéologique opposant les deux nouvelles puissances telluriques : le bloc de l’Est et le bloc de l’Ouest. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les Américains et les Russes se sont affrontés en plusieurs grands matchs iconiques qui ont engendré une nouvelle poussée d’intérêt pour ce jeu de stratégie. Avec Mikhail Botvinnik en 1948, l’URSS entame un demi-siècle de suprématie dans les tournois , véritable outil de propagande et de supériorité intellectuelle du modèle soviétique. Ce faisant, les matchs devinrent de véritables affrontements miniatures entre les deux superpuissances. Bobby Fischer fut le seul Américain, et le seul joueur tout court, qui concurrença l’empire soviétique sur les échecs. Il fut champion du monde entre 1972 et 1975 et détrôna Boris Spassky au cours du « match du siècle » dont le retentissement fut mondial.
Échec et mat . Après l’effondrement de l’URSS en 1991, le jeu d’échecs entame sa révolution. .Six ans plus tard, l’intelligence artificielle Deep Blue, développée depuis 1985 par la société d’informatique IBM, défait en six matchs retour le champion du monde Gary Kasparov, déjà malmené par le logiciel un an auparavant. Fin de la domination humaine, la machine règne désormais en maître sur ce jeu. Un avant goût du futur ?
Léopold Buirette
[1] Livre des mœurs des hommes et des devoirs des nobles ou Livre des échecs.