« C’est un voyageur, un marin plein d’ironie qui allie à son apparence et à son caractère méditerranéen une culture anglo-saxonne ». C’est ainsi que le site officiel consacré à Corto Maltese présente ce héros romantique de bande dessinée, un brin anarchiste, qui continue de fasciner des générations entières depuis son apparition dans un journal italien en 1967. Seize albums qui mènent les lecteurs sur tous les continents connus, ponctués de légendes rendues vivantes grâce à la plume d’Hugo Pratt. Transposé sur le petit écran en film d’animation au cours de l’année 2002, « Corto Maltese, la cour secrète des arcanes » nous plonge dans une Russie et une Chine en pleine tourmente révolutionnaire. Coiffé de sa casquette de marin, Corto Maltese va rencontrer divers personnages de l’Histoire au cours de son aventure. Avec en fond de toile, le mystérieux « trésor des Romanov » que l’on cherche encore aujourd’hui.
Son prénom signifie « rapide » espagnol. Corto Maltese est l’anti-héros pas excellence, cynique, regard ténébreux, solitaire, individualiste, fumeur invétéré ou encore désinvolte. Malgré tout, il captive ses amis comme ses ennemis. La Russie est plongée dans une effroyable guerre civile depuis la chute des Romanov en 1917. L’amiral Alexandre Vassilievitch Koltchak tente alors de fédérer les différents mouvements blancs autour de lui. Pour cela, il a besoin d’argent. Il fait transiter l’or impérial par wagons blindés grâce aux voies ferrées du Tran-sibérien et du Trans-mandchourien. Des caisses dont l’importance excite les appétits et les imaginaires de tous les seigneurs de la guerre. Mandaté par une société secrète chinoise, les « Lanternes rouges », pour s’en emparer, Corto Maltese part vers la Sibérie avec le mystérieux Raspoutine. Surnommé « Ras », ses traits ne sont pas sans rappeler ceux du célèbre moine énigmatique, indissociable de l’histoire du dernier Tsar de Russie et dont l’assassinat en 1916 précipitera le destin des Romanov.
Une Mandchourie en ébullition
Si cet animé est largement inspiré de l’album« Corto Maltese en Sibérie », Hugo Pratt s’est aussi autorisé quelques anachronismes et libertés avec les vrais personnages historiques que son héros va rencontrer et qu’il a adapté pour les besoins de cette aventure. Ainsi les « Lanternes rouges », une organisation exclusivement composée de femmes, ont opéré entre 1890 et 1901. Bien loin de l’époque où se déroule cette aventure (soit deux ans après la révolution d’Octobre 1917). Auréolées de pouvoirs mystiques, certaines de ses membres étaient des anciennes prostituées dont la plus célèbre sera Lin Hei’er. Elle aidera efficacement la rébellion des Boxers contre les européens. Populaire, le parti communiste chinois (PCC) n’a pas hésité à lui ériger un monument près de son lieu de naissance en 1994. Puissant seigneur de la guerre, membre de la secte des « Dragons noirs », le général Tchang n’est qu’un avatar du maréchal Tchang So Lin. Brièvement chef de l’état de la République de Chine entre 1927 et 1928, c’est aussi un monarchiste qui tente de restaurer sur son trône l’ex-empereur Pu Yi. Il a su imposer son autorité sur diverses provinces dont la sienne, la Manchourie, qu’il gouverne d’une main de fer. Ennemi des japonais, il deviendra progressivement leur allié et doit se battre sur plusieurs fronts. A la fois contre les communistes, les nationalistes et gérer parallèlement les tensions entre russes blancs et bolchéviques qui tentent d’élargir leur influence dans cette partie de la Chine. En juin 1928, il paiera de sa vie cette indépendance à laquelle il était attaché.
Baron fou et russes blancs
Pour la duchesse Marina Seminova, amie intime de l’amiral Koltchak, qui pense attirer Corto Maltese dans ses filets, notre dessinateur s’est inspiré à la fois d’une danseuse classique soviétique du Bolchoï, Marina Timofeïevna Semenova (qui a fermé les yeux sur ce monde en 2010, âgée de 102 ans), et de l’actrice Marlène Dietrich dans le film « Shangaï Express ». Elle est une caricature de l’aristocrate russe déchue, à l’âme torturée, qui trompe son ennui dans les intrigues tout en restant clairvoyante sur les ambitions des généraux russes qui rêvent de se tailler des fiefs, des royaumes, des empires comme les chevaliers latins lors des croisades en Orient Surnommé le « Baron fou », Nikolai von Ungern-Sternberg est fier de ses origines allemandes de la Baltique. Obscur petit officier tsariste, il est autant réputé pour sa bravoure que pour ses vices. Il « ne connaît rien au règlement, fait fi de la discipline, ignore les éléments de la bienséance » écrira de lui son supérieur hiérarchique. Il s’initié aux rites bouddhiques, verse dans le surnaturel (un monde que connaît bien Corto Maltese pour y avoir goûté en Irlande) et va même créer un « Ordre armé bouddhiste » pour servir le Tsar et combattre la révolution. Mais c’est en Mongolie que toute la cruauté de cet antisémite va s’exprimer, convaincu d’être la réincarnation de Gengis Khan. Tout sépare von Ungern-Sternberg et Corto Maltese qui refuse de s’allier à ce chef de guerre au destin funeste (exécuté en 1921). Tous lorgnent ou protègent le trésor des Romanov à travers la plaine enneigée. L’attaque du train, au cours du film, est violente à l’image de l’histoire russe. Menée par le général Grigori Mikhaïlovitch Semenov, c’est un agent des japonais, un rival de Koltchak, un amant de la duchesse (qui perdra la vie) et aussi le président du gouvernement autonome de Transbaïkalie. Lui et von Ungern-Sternberg tenteront en vain de former un empire pan-mongol contre les Chinois. Dans « Corto Maltese, la cour secrète des arcanes », lui aussi succombera peu de temps après l’attaque du train. Dans la réalité, après l’échec de la contre-révolution, Semenov va aider ses amis à créer un service de renseignement en Mandchourie et jouera un rôle mineur dans la mise en place du Mandchoukouo en 1932, cet état fantoche dont Pu yi sera à la tête. Les soviétiques ne lui pardonneront pas et à la fin de la guerre, capturé alors que c’est la débandade en Mandchourie, il sera pendu.
Le trésor perdu des Romanov
Si Corto Maltese s’acquitte de sa mission, qu’est devenu le trésor des Romanov, trame de ce fantastique dessin animé ? Tombé dans le lac Baïkal, au cours de la bataille; il reste à ce jour introuvable. Certains affirment même que cela révèle de la légende. Pourtant à la chute du régime soviétique, des documents faisant état du « Train d’or de Koltchak » ont été retrouvés dans les archives secrètes du KGB. Officiellement composé de 17 tonnes de lingots d’or (d’une valeur de 50 milliards d’euros aujourd’hui), des rapports affirment que russes blancs comme rouges se démenèrent sans compter pour le retrouver et se l’approprier. Lors de la prise du palais du tsar Nicolas II, ses biens furent nationalisés et les bijoux de la couronne transférés dans les sous-sols de la banque de Kazan par les bolchéviques. En août 1918, le commandant Vladimir Oskarovitch Kappel s’empare de la ville et remet une partie du trésor (soit 650 millions de roubles en pièces d’or, des lingots d’or ou de platine, des bijoux et objets de valeur) à l’amiral Alexandre Vassilievitch Koltchak qui les dépense en quelques mois pour financer sa contre-révolution. Il n’hésite pas à remettre également 20 caisses de lingots et de pièces d’Or aux japonais, des alliés de poids comme les français et les américains qui espèrent une partie du butin (ce qui explique la présence dans l’animé du capitaine Jack Tippit). Victime d’un accident de train, le reste du trésor n’a jamais été retrouvé en dépit de recherches sous-marines entreprises par des sociétés privées et autres pseudo-archéologistes en manque de notoriété. Exécuté en 1920, l’amiral-régent Koltchak n’a jamais révélé ce qu’il en était advenu. Le mystère demeure et reste très vivace dans la conscience russe. De quoi nous promettre une belle suite aux aventures sibériennes de Corto Maltese.
Frederic de Natal