Fils de l’empereur Gojong et demi-frère de l’Empereur Sunjong, le prince Yi Kang incarne le destin contrarié d’une dynastie prise dans la tourmente de l’histoire. Écartelé entre fidélité à sa patrie, ambitions contrariées et soumission forcée au Japon impérial, il fut à la fois prince, diplomate, rebelle et, finalement, exilé dans son propre pays.
C’est le 30 mars 1877 que le prince Yi Kang naît au sein du Palais impérial de Corée. Il existe peu de documents officiels sur sa jeunesse. Sa mère, Dame Jang, n’est qu’une dame d’honneur du roi Gojong, loin du statut des grandes consorts royales.
Son illégitimité lui ferme d’emblée certaines portes. Selon la coutume, les fils cadets du roi devaient quitter le palais pour protéger l’héritier, le futur Sunjong. L’enfant grandit donc hors des fastes de la cour, recueilli par Pak Yung-hio, gendre du roi Cheoljong.
Le royaume de Corée commence à s’ouvrir aux autres nations mais c’est le Japon qui va remporter la palme avec l’autorisation de commercer dans trois ports. Le premier chapitre d’une tragédie en plusieurs actes qui va saper les fondations de la dynastie Joseon à la tête de la Corée depuis le XIVe siècle. L’Empire du Soleil levant frappe par sa modernité et commence à influencer les Coréens dont une partie succombe aux mirages offerts par Tokyo, puissance militaire et navale. Le royaume se divise en deux, traditionalistes et réformistes. Confinés dans une antichambre, Yi Kang assiste aux développements qui secouent son pays.
En 1884, fort de l’appui discret du Japon, les réformistes tentent un coup d’État (Gapsin jeongbyeon) mais très vite stoppé par les troupes chinoises stationnées dans le pays, alliées aux Joseon. Un putsch mal préparé qui a mené les conservateurs à s’emparer et bruler la Légation japonaise. Les rumeurs vont alors affirmer que Yi Kang avait été choisi comme roi fantoche à ceux qui cherchaient à renverser le souverain. Symbole malgré lui d’instabilité, il retourne ensuite à l’ombre, jusqu’au jour où la reine Min (ou Myeongseong), épouse du roi Gojong, convainc son mari de l’intégrer officiellement à la famille impériale. En 1891, il devient « prince Uihwa ». Un destin hors-norme semble s’ouvrir devant lui.

L’éducation d’un prince et ses premières missions
Marié à Dame Kim Deok-su (1880-1964), issue d’une illustre famille de fonctionnaires, cette union scelle son entrée dans la haute aristocratie coréenne. Intelligent, curieux, passionné de sciences, le prince Yi Kang est choisi pour représenter la Corée à l’étranger. En 1895, il part en mission diplomatique en Europe : Royaume-Uni, Allemagne, France, Russie, Italie, Autriche-Hongrie. À seulement 18 ans, il découvre un monde en pleine modernité industrielle. Ses contemporains le décrivent comme vif, séduisant, mais timoré à l’idée d’étudier loin de son pays.
En 1901, il s’installe aux États-Unis, au Roanoke College en Virginie, où il étudie les mathématiques. Son séjour américain, ponctué d’incidents — il est passé à tabac par des Américains en 1903 —, le forme aux techniques modernes de son époque, mais nourrit aussi son sentiment d’exil. De retour en Corée en 1906, auréolé d’un diplôme obtenu à l’Université Wesleyenne de l’Ohio, il est nommé lieutenant général et décoré. Tout semble annoncer un avenir brillant pour un prince reconnu pour sa discrétion.

Le rêve brisé de la succession
À la mort de la reine Min, assassinée brutalement en 1895, et dans un contexte troublé de domination japonaise grandissante, la succession au trône de Corée devient un enjeu politique. Devenu Empereur, Gojong tente de protéger les frontières de son nouvel empire. En vain. Mis sous pression, il est finalement contraint à l’abdication en 1907. Yi Kang pense à prétendre au trône. Mais les intrigues de palais scellent son sort sous le regard d’Itō Hirobumi, résident général japonais, Écarté, Yi Kang comprend que son destin impérial vient de lui échapper. Désormais, il n’est plus qu’un prince secondaire, président de la Croix-rouge condamné à un rôle d’apparat et forcé malgré lui à accepter l’omniprésence du Japon et son ingérence dans les affaires internes de la Corée. Les jours de la monarchie sont comptés.
Avec l’annexion de la Corée en 1910, l’humiliation est double : non seulement son pays perd son indépendance, mais son propre rang est abaissé. Les Japonais suppriment son titre de prince et le rétrogradent au rang de duc. L’allocation annuelle qui lui est versée ne suffit pas à masquer sa frustration. En 1919, lors du Mouvement du 1er mars, grande insurrection nationale, Yi Kang s’engage. Il tente de fuir en Mandchourie pour rejoindre le gouvernement provisoire coréen à Shanghai. Arrêté à Dandong, il est renvoyé à Séoul. Cet épisode, qui aurait pu faire de lui le chef symbolique de la résistance, le condamne au contraire à une surveillance constante. Mais, sa réponse aux Japonais va rester gravée dans les mémoires : « Je préfère être un paysan dans une Corée libre qu’un noble sous le joug japonais. ».

Le long chemin vers la disgrâce
Durant les années 1920, les autorités japonaises le maintiennent dans un rôle ambigu : intégré aux cérémonies officielles, mais constamment discrédité. Sa réputation est entachée par les campagnes de presse qui le présentent comme un aristocrate joueur et insouciant. En 1930, ses activités en faveur de l’indépendance lui valent d’être purement et simplement déchu de son titre de duc. Il devient roturier, privé de tout. Pour Yi Kang, c’est la fin : il n’est plus rien qu’un ancien prince, réduit à la marge de l’histoire, témoin amer de la dépossession de sa dynastie et peu considéré par ses concitoyens, dans un pays devenue une colonie de « bien-être sexuel» pour les Japonais.
Après la libération de la Corée en 1945, Yi Kang reste à Séoul, mais il ne retrouve ni gloire ni fortune. Vivant dans la pauvreté, il se retire dans sa demeure de Seongrakwon. En août 1955, déjà affaibli, il reçoit le baptême catholique et prend le prénom de Pius. Sa femme, Lady Kim, devient Maria. Ce geste tardif sera présenté par la presse comme une forme de repentir pour les persécutions antichrétiennes de ses ancêtres Joseon. Peu probable, mais il fallait bien trouver une excuse à une décision bien loin de la religion officielle de Corée.
Il s’éteint le 15 août 1955, jour anniversaire de la libération de la Corée, comme un symbole ultime. Ses funérailles ont lieu aux tombeaux impériaux de Namyangju, auprès de son père et de ses frères.
Yi Kang a eu une descendance nombreuse. Non de son épouse officielle mais de treize concubines qui lui ont donné 21 enfants aux destins divers. Une constance au sein de la maison impériale. Son fils aîné, le prince Lee Geon (1909-1990), naturalisé de force par le Japon ( sous le nom de Momoyama Kenichi), fit carrière au Japon, refusant de voir son père et essaima (sa descendance ne souhaite avoir aucun lien avec les Joseon). Son cadet, le prince Lee Woo sera une des victimes du bombardement d’Hiroshima par les Américains en 1945. Son troisième fils, Yi Bang, fut reconnu comme son héritier officiel après sa mort. Aujourd’hui, c’est son petit-fils Yi Jun (né en 1961), connu pour avoir fait de la politique de 1998 à 2001 sous diverses étiquettes, qui perpétue sa mémoire, à travers la Fondation commémorative du prince impérial Ui regroupant tous les descendants de la maison impériale de Corée. Son dixième fils, le prince Lee Seok (né en 1941) est un des prétendants au trône impérial de Corée.
Malgré les scandales, les dettes et l’exil, Yi Kang demeure encore aujourd’hui pour beaucoup de Coréens une figure attachante : celle d’un homme partagé entre la modernité et la tradition, la soumission et la révolte, le faste et la pauvreté.
Frédéric de Natal
Rédacteur en chef du site revuedynastie.fr. Ancien journaliste du magazine Point de vue–Histoire et bien d’autres magazines, conférencier, Frédéric de Natal est un spécialiste des dynasties et des monarchies dans le monde.







