Sous les frondaisons des manguiers de Solo, les tambours du Keraton se sont tus. Le palais de Surakarta, cœur battant de la culture javanaise, a perdu son souverain. Avec la disparition de Sri Susuhunan Pakubuwono XIII s’éteint une voix de sagesse, héritière d’un monde où la spiritualité, la musique et la royauté ne faisaient qu’un.
Le palais de Surakarta est plongé dans le deuil. Le 2 novembre 2025, à 7h30 du matin, s’est éteint Sri Susuhunan Pakubuwono XIII, gardien du trône spirituel de Java et dernier dépositaire d’une tradition pluriséculaire. Âgé de 77 ans, le monarque s’est éteint à l’hôpital Indriati de Solo, après plusieurs mois d’un combat discret contre la maladie.

Un souverain au service de la culture javanaise
Né le 28 juin 1948 à Surakarta sous le nom de Gusti Raden Mas Surjadi, le futur roi grandit dans un univers empreint de mysticisme et de rigueur traditionnelle. Fils aîné du défunt Pakubuwono XII (1925-2004) et de Kanjeng Raden Ayu Pradoponingroem , il fut désigné dès son plus jeune âge comme l’héritier spirituel du trône.
L’homme, d’une grande modestie, aura été un prince des temps modernes. Pianiste à ses heures, passionné de mécanique et membre actif de l’Organisasi Amatir Radio Indonesia, il alliait le respect des traditions et l’ouverture sur le monde. Son rôle fut essentiel dans la sauvegarde du patrimoine culturel du Keraton de Surakarta, notamment après l’incendie dévastateur de 1985. Pour cet acte de bravoure, il reçut la plus haute distinction de la couronne, l’étoile Sri Kabadya.
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Un règne né dans la division
Son accession au trône, en 2004, n’a pas été pas sans heurts. À la mort de Pakubuwono XII, la succession royale a plongé le palais dans une crise sans précédent : deux fils issus de mères différentes – Hangabehi et Tedjowulan – revendiquaient le trône. Le premier, soutenu par une majorité des anciens de la cour, fut intronisé dans la tradition javanaise comme Pakubuwono XIII. Le second, s’appuyant sur une faction rivale, organisa une cérémonie concurrente.
Cette querelle dynastique secoua le monde javanais, rappelant que le Keraton de Surakarta, bien qu’à titre symbolique depuis l’indépendance de l’Indonésie, demeure un centre d’influence spirituelle et culturelle. Des affrontements éclatèrent même en 2004, lorsque des partisans du prince cadet pénétrèrent de force dans le palais, blessant plusieurs serviteurs royaux.
La réconciliation est intervenue en juin 2012, sous l’égide du maire de Surakarta, un certain Joko Widodo, futur président de la République d’Indonésie. Dans un geste empreint de sagesse, les deux demi-frères rivaux ont signé un accord à Jakarta, confortant Pakubuwono XII dans ses regalia.
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La dynastie de Surakarta : héritière des rois de Mataram
Pour comprendre la portée du règne de Pakubuwono XIII, il faut remonter à l’histoire fascinante des sultans de Surakarta, dernière incarnation du grand royaume de Mataram. Né des splendeurs de la cour de Mataram au XVIIᵉ siècle, l’État de Surakarta vit le jour en 1745, lorsque le souverain Pakubuwono II transféra sa capitale à Solo après une série de révoltes et d’affrontements internes.
Les Pakubuwono – littéralement « le clou du monde » en javanais – étaient à la fois rois temporels et figures sacrées, gardiens de la kebatinan, la spiritualité intérieure propre à la culture javanaise. Leur pouvoir reposait sur une alliance subtile entre mysticisme, autorité et harmonie cosmique. Au fil des siècles, leurs palais – véritables sanctuaires d’architecture – abritèrent des musiciens de gamelan, des poètes et des danseurs, gardiens de la tradition du wayang wong (théâtre sacré).
Sous la colonisation néerlandaise, le Keraton de Surakarta dut composer avec les administrateurs de Batavia. Les sultans perdirent leur pouvoir politique, mais conservèrent un immense prestige spirituel. Après l’indépendance de l’Indonésie, en 1945, le statut du royaume fut transformé : Surakarta ne devint pas une région spéciale comme Yogyakarta, mais resta un centre culturel majeur, foyer vivant des arts javanais, en dépit des volontés de Pakubuwono XII. Résistant à l’occupation japonaise puis héros de la lutte d’indépendance, le sultan avait donné la quasi totalité de ses richesses pour voir une Indonésie livre de sa tutelle coloniale néerlandaise.
Le trône des Pakubuwono a ainsi vu se succéder treize souverains depuis 1745. Chacun d’eux a incarné à sa manière la résilience d’un monde où la foi, la danse et le silence sont autant de langages de pouvoir. Pakubuwono XIII, dernier en date, a été le dépositaire de cet héritage sacré, mêlant piété et ouverture au XXIᵉ siècle.

Un règne de sagesse et d’équilibre
Durant ses vingt et une années de règne, Pakubuwono XIII fit du Keraton un espace d’enseignement spirituel et de préservation des traditions. Il encouragea les échanges avec les institutions culturelles indonésiennes et internationales, multiplia les cérémonies ouvertes au public et redonna au palais sa vocation première : celle d’un centre vivant de la Javanité.
Son tempérament calme et conciliant contrastait avec les querelles de ses débuts. Il fut reçu par plusieurs présidents indonésiens, défendant la place des institutions royales dans l’identité nationale. En 2017, son couronnement officiel fut célébré en grande pompe, en présence du ministre de l’Intérieur, du gouverneur de Java central et de la mère de Joko Widodo, signe de la reconnaissance du pouvoir républicain envers la monarchie symbolique.
Marié trois fois, père de sept enfants, Pakubuwono XIII demeura un monarque d’une rare discrétion. Sous sa main, le palais de Surakarta retrouva stabilité et sérénité après des années de division. Son sourire bienveillant, souvent dissimulé sous la pudeur javanaise, en faisait une figure respectée de la société civile.
Ses funérailles, prévues pour le 5 novembre 2025, suivront les rites ancestraux du Keraton. La procession royale partira à l’aube, accompagnée des tambours sacrés et des prières des dignitaires javanais. À Surakarta, l’émotion est immense : dans les allées du palais, les fidèles déposent des offrandes de jasmin et de santal, tandis que la ville tout entière s’incline devant celui qui fut, selon la formule javanaise, « le clou du monde et l’écho du silence divin ».
Dans l’histoire des royaumes de Java, son nom restera gravé comme celui d’un roi de réconciliation, d’un gardien de l’harmonie et d’un artisan du dialogue entre tradition et modernité. Surakarta, la cité royale, pleure aujourd’hui un roi qui n’a jamais voulu régner autrement que par la paix.
Frédéric de Natal
Rédacteur en chef du site revuedynastie.fr. Ancien journaliste du magazine Point de vue–Histoire et bien d’autres magazines, conférencier, Frédéric de Natal est un spécialiste des dynasties et des monarchies dans le monde.







