Icône d’une Thaïlande en pleine mutation, la reine Sirikit s’est éteinte à Bangkok à l’âge de 93 ans. Épouse du vénéré roi Bhumibol et mère de l’actuel souverain, elle fut bien plus qu’une consort : une figure maternelle, pilier moral et ambassadrice de la culture siamoise durant plus de sept décennies. Sa disparition marque la fin d’un âge d’or pour la monarchie thaïlandaise.

La Thaïlande est en deuil. L’annonce a été faite par le Palais royal. La reine Sirikit Kitiyakara, veuve du roi Bhumibol Adulyadej (Rama IX) et mère du roi actuel Maha Vajiralongkorn (Rama X), s’est éteinte paisiblement ce 24 octobre 2025, à l’âge de 93 ans, à Bangkok, à l’hôpital Chulalongkorn où elle avait été admise il y a trois ans.

Figure tutélaire de la monarchie thaïlandaise, elle laisse derrière elle une empreinte durable, à la croisée de la tradition, de l’engagement social et d’un sens profond du devoir royal.

Une vie au service de la couronne

Née le 12 août 1932 dans une famille aristocratique siamoise, issue de la maison de Kitiyakara, elle était l’arrière-petite fille du roi Rama V. Un destin déjà tracé par les étoiles si on en croit les mémoires de Dame Kenlong Sanitwong Na Ayutthaya. Selon cette dame d’honneur, la jeune fille aurait croisé un vacher et ce dernier lui aurait prédit un destin royal.  «  Un jour, alors que la nourrice emmenait Mom. Rajawaongse Sirikit en promenade, un invité, un bouvier et ami de la gouvernante, passa par hasard. En apercevant M. R. Sirikit, il la fixa du regard et fit signe à la nourrice de l’observer de plus près. Lorsqu’elle s’approcha, il lui dit : « Plus tard, tu seras une Maharani. ». La nourrice, ravie, en parla à sa grand-mère et à d’autres. Bien qu’ils ne la crurent pas, ils étaient ravis. Plus tard, lorsque M. R. Sirikit grandit, ses deux frères aînés se moquèrent d’elle en l’appelant la Reine d’Abyssinie [l’Éthiopie actuelle]. », écrit celle qui est aussi la tante maternelle de la reine.

Sirikit Kitiyakara va grandir entre la Thaïlande et l’Europe. À l’âge de quatre ans, elle est inscrite au Kindergarten College de l’école Rajini (parfois appelée Queen’s College), à une époque où la guerre du Pacifique fait rage. Bangkok est bombardée à plusieurs reprises, notamment les lignes ferroviaires, rendant les déplacements dangereux. Elle s’installe donc à l’école du couvent Saint-François-Xavier, située à proximité du palais. Elle y étudie de la deuxième année de primaire jusqu’au début du secondaire .Une fois le conflit terminé, son père s’installe au Royaume-Uni comme ambassadeur à Londres, emmenant sa famille avec lui. Sirikit a alors 13 ans et termine ses études secondaires. En Angleterre, elle apprend le piano et maîtrise l’anglais comme le français. En raison du travail diplomatique de son père, la famille déménage à l’étranger, notamment au Danemark et en France. Elle profitera de son séjour parisien pour étudier au conservatoire de musique.

C’est également en France que Sirikit rencontra le jeune roi Bhumibol Adulyadej (Rama IX), encore étudiant en Suisse. Après les fiançailles d’usage, leur mariage est célébré le 28 avril 1950, quelques jours avant le couronnement du roi. Elle n’a alors que 17 ans. De cette union va naître 4 enfants :  la princesse Ubol Ratana (1951), le prince Maha Vajiralongkorn (1952, actuel souverain), la princesse Maha Chakri Sirindhorn (1955) et la princesse Chulaborn (1957)

Dès lors, elle va incarner aux yeux des Thaïlandais l’élégance, la douceur et la stabilité. En 1956, lorsque le roi Bhumibol entre temporairement dans les ordres, selon la tradition bouddhique, c’est elle qui est nommée régente du royaume – une responsabilité rarissime pour une femme dans l’histoire du pays. Elle exercera cette fonction avec une dignité et une autorité qui forceront le respect, tant à la cour que parmi les sujets du royaume. « La Reine Sirikit a donné un visage maternel à la monarchie, tout en lui assurant une autorité morale inégalée », écrivait en 2016 l’historien Chris Baker, spécialiste de l’Asie du Sud-Est.

La mère du peuple

Durant les soixante-dix ans de règne de Rama IX, la reine Sirikit joue un rôle de premier plan, notamment dans le domaine humanitaire. Elle préside la Croix-Rouge thaïlandaise et se rend dans les régions les plus reculées du pays pour venir en aide aux populations oubliées. En 1976, elle fonde la Support Foundation, destinée à revitaliser les arts traditionnels et à autonomiser les femmes rurales. Grâce à elle, la soie thaïe, les broderies locales et les produits artisanaux retrouvent une place de choix dans l’économie nationale.

Vêtue de tenues somptueuses créées par Pierre Balmain ou stylisées à partir du costume traditionnel thaï, elle devient également une ambassadrice de la culture siamoise à l’international. Lors de visites d’État en Europe ou aux États-Unis, elle charme les foules par sa grâce, et incarne une image raffinée d’une Thaïlande à la fois moderne et enracinée.

« Elle est, pour la Thaïlande, ce que fut la reine Élisabeth II pour le Royaume-Uni : un point fixe dans la tempête », résumait en 2012 un diplomate européen en poste à Bangkok.

Une ombre dans le crépuscule royal

La fin de règne du roi Bhumibol est marquée par la maladie. Après le décès de son époux en octobre 2016, la reine Sirikit se retire définitivement de la vie publique après s’être assuré que l’armée soutienne bien l’accession de son fils sur le trône de Thaïlande. Car loin d’être une reine de façade, elle a exercé une influence sur la vie politique du royaume. Lors de la crise avec les Chemises rouges, partisans du clan de Premier ministre Shinawatra, elle serait restée en contact permanent avec le général Prem Tinsulanonda, ex-premier ministre dans les années 1980, qui dirigeait alors le Conseil privé du roi. Elle affiche son soutien aux royalistes (Chemises jaunes) et à l’establishment militaire qui le lui rendra bien. Une fuite de documents va même jusqu’à la mettre en cause dans le putsch de 2006.  Le général Prayut Chan-o-cha, qui opère un coup d’État en 2014, était lui-même ancien commandant du 21e régiment d’infanterie, plus connu sous le nom de Garde de la Reine. Fondé en 1950 pour combattre pendant la guerre de Corée, le régiment fut ensuite chargé de protéger exclusivement la reine Sirikit. Une décision qui donnera lieu à tous les fantasmes mais qui confirmera à plusieurs experts que la reine était bien celle qui prenait les décisions durant la maladie de son époux. Son fils, Maha Vajiralongkorn, monte sur le trône dans un climat de transition délicat, héritant d’un royaume divisé entre aspirations démocratiques et fidélité monarchique, sous le regard de sa mère qui déplorait néanmoins la vie dissolue de son héritier. Lors d’un entretien au quotidien américain Dallas Times Herald (1981), elle déclare à ce propos : « Mon fils est une sorte de Don Juan. Les femmes le trouvent intéressant et il trouve les femmes encore plus intéressantes. Sa vie de famille n’est pas sans repos »  .

La figure de Sirikit, bien que silencieuse, continue pourtant d’unir. Chaque 12 août, jour de son anniversaire, est célébré comme fête nationale des mères, entre décorations florales, processions bouddhiques et hommages télévisés. Dans un pays où la monarchie est sacrée et où la lèse-majesté reste un crime sévèrement puni, la reine mère conserve un statut quasi mystique.

Une monarchie orpheline d’un symbole

Les funérailles royales, qui auront lieu selon le rituel ancestral bouddhique et brahmanique, s’annoncent comme l’un des événements majeurs de la décennie pour le royaume. Le grand crématorium royal, érigé au cœur de Sanam Luang, accueillera la dépouille de celle qui fut longtemps appelée « Mae Phra Thoranee » — la Mère de la Terre. Des délégations étrangères, dont des membres de familles royales asiatiques et européennes, sont attendues. Dans les rues de Bangkok, nombre de Thaïlandais déposeront des fleurs blanches et des portraits de la reine devant les palais. Le deuil national, devrait être décrété pour un an et se traduire par la suspension de nombreuses activités publiques.

Au-delà de l’émotion populaire, la disparition de la reine Sirikit marque la fin d’une époque. Avec elle s’éteint la dernière grande figure du règne de Rama IX, considéré comme l’âge d’or de la monarchie constitutionnelle thaïlandaise. Dans un pays en quête d’équilibre entre traditions et modernité, son souvenir pourrait bien devenir un repère, voire un refuge moral. « Elle fut la conscience affective de la nation, et peut-être la dernière à incarner une monarchie unanimement respectée », confie un universitaire de Chulalongkorn, sous couvert d’anonymat.

Plus qu’un simple adieu, c’est une page de l’histoire thaïlandaise qui se tourne.


Frédéric de Natal

Rédacteur en chef du site revuedynastie.fr. Ancien journaliste du magazine Point de vue–Histoire et bien d’autres magazines, conférencier, Frédéric de Natal est un spécialiste des dynasties et des monarchies dans le monde.

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