Non loin du Japon, l’archipel de Ryūkyū est formé d’un ensemble d’îles. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles abritent une base militaire américaine à Okinawa. Longtemps une monarchie indépendante, son dernier souverain a été déposé en 1879 sur l’ordre de l’empereur Meiji.  La Revue Dynastie revient sur l’histoire de la dynastie Shō et le destin de leurs descendants actuels.

Shō Mamoru affiche un radieux sourire. Homme d’affaires, rien ne le distingue des autres habitants d’Ise. Une ville qui abrite l’un des plus grands temples shintos du Japon et un centre de pèlerinage important sous l’ère Edo. C’est ici qu’il a décidé de s’installer loin des îles Ryūkyū dont sa famille est originaire. Du haut de ses 71 ans, Shō Mamoru regarde le temps qui passe, s’attarde parfois sur les documents de famille dont il est aujourd’hui le gardien de la mémoire. Peu le savent, mais il est l’actuel héritier d’une maison qui a régné cinq siècles sur un archipel, un royaume balayé par les typhons.

Château de Suri et Blason de la maison Sho @663highland /Dynastie/Hidari Mitsudomoe/Wikicommons

 La première maison des Shō 

Au XVème siècle, l’archipel de Ryūkyū est constitué de trois « montagnes » (royaumes), toutes tributaires de l’empire chinois. Devenu Roi de Chūzan grâce à un coup d’État orchestré en 1402, Shō Shishō a un rêve. Celui d’unifier ces principautés autonomes et les fondre en un seul état indépendant. Il lui manque un prétexte pour agir et c’est l’empereur Ming Yongle qui va le lui donner involontairement. En apprenant que les habitants des îles Ryūkyū castrent leurs propres enfants afin de les envoyer comme eunuques au palais impérial, le monarque est horrifié. En 1406, il envoie un décret interdisant aux trois royaumes ces castrations et de ne plus envoyer d’enfants sur le continent. Pour Shō Shishō, c’est une rupture des accords passés avec les Ming. Il décide de se détacher de la tutelle chinoise et entreprend progressivement de conquérir toute l’île dont il devient le seul souverain. Son fils Shō Hashi (1372-1439), qui monte sur le trône en 1422, va achever le projet de son père qu’il avait contribué à placer sur le trône de Chūzan.  Exerçant un vrai pouvoir politique, il ouvre des ambassades en Chine, empire contraint de reconnaître sa maison comme souveraine. Les Ming décident de traiter différemment les habitants de Ryūkyū dont ils faisaient peu de cas auparavant. Les relations reprennent et Shō Hashi fait construire l’imposant château de Suri qui sera le symbole du pouvoir de sa maison. Il va drastiquement réformer le royaume trop féodal à son goût pour le rendre plus centralisé.

vêtements traditionnels et sceau royal de Ryūkyū @wikicommons

Un paysan fonde la seconde maison des Shō

Fin de ce siècle, le royaume sombre dans une lutte de succession entre deux frères, Shiro et Furi. Le château fera les frais de cette guerre qui se termine finalement par la mort des deux protagonistes en 1454. Septième fils de Shō Hashi, Shō Taikyū (1415-1460) est couronné roi de Ryūkyū. S’ouvre alors une longue période pacifique, synonyme de prospérité, et qui va considérablement enrichir les marchands du port d’Okinawa. Les temples se multiplient, le royaume est une fourmilière géante qui s’active, générant certaines rivalités au sein de la famille royale. Pourtant, lorsque Shō Toku (1441-1469) lui succède, il trouve un trésor royal vide. « Violent, cruel, sans morale » selon ses contemporains, ses conquêtes achèvent la ruine de l’archipel. On sait d’ailleurs peu de choses de sa mort, probablement un assassinat, mais les documents manquent pour le certifier. Le royaume menace de sombrer dans la guerre civile une nouvelle fois. C’est à ce moment qu’émerge la figure de Kanamaru (1415-1476). Paysan de naissance, il est devenu un des serviteurs du roi Shō Taikyū. Il attire l’œil par ses compétences financières et obtient le titre convoité de trésorier royal.  C’est lui qui avertit Shō Toku du désastre économique que ses conquêtes engendrent pour l’archipel. Sa popularité grandit au fur et à mesure que celle du souverain décroît. C’est tout naturellement qu’il est appelé à ceindre la couronne au décès de Shō Toku dont les descendants sont réduits à des rangs inférieurs avec interdiction de se marier avec ses propres héritiers.

Sho En (gauche) et Sho Tai (droite) @wikicommons

Entre Chine et Japon, un royaume soumis

C’est de cette seconde maison royale que Shō Mamoru descend. Les successeurs de Kanamaru (devenu Shō En) ont pourtant du mal à s’affirmer. Assassinats, révoltes, rivalités avec d’autres maisons (comme les Shimazu), c’est la Chine des Ming et les shoguns du Japon qui vont tirer avantage de la situation, imposant de nouveaux tributs au royaume. Au cours du XVIème siècle, sous le règne du roi Shō Ne (1564-1620), les tensions entre le Japon et le royaume de Ryūkyū dégénèrent en conflit ouvert. Le daimyo de Satsuma va établir une suzeraineté de fait sur la monarchie des Shō, exerce la réalité du pouvoir et purge le gouvernement des partisans du roi. Le royaume est même « japonisé ». Une tutelle qui va durer jusqu’en 1616, date à laquelle le daimyo décide de repartir dans ses domaines. Cette incursion va traumatiser les sujets de Shō Ne. Les relations avec la Chine ne sont pas plus au beau fixe et se tendent avec son fils et successeur, Shō Hō (1590–1640). La faiblesse des souverains qui se succèdent, ne laisse pas de place à l’issue de cette monarchie qui périclite doucement. Le royaume de Ryūkyū est pris en étau par deux nations qui hésitent pourtant durant deux siècles à l’annexer, préférant siphonner ses richesses. Rivales, la Chine et le Japon ne se défieront jamais au sujet de l’archipel. Une période qui va être bouleversée en 1844 avec l’apparition dans ses eaux d’un navire français qui contraint le roi Shō Iku (1813–1847) à commercer avec lui. Dans ses bagages, des prêtres et des pasteurs venus évangéliser le royaume qui découvre, incrédule, l’existence de la religion chrétienne.

Funérailles de Sho Tai@wikicommons

Shō Tai, un souverain, marionnette de l’empereur Meiji

Shō Tai devient roi de Ryūkyū à l’âge de six ans, en juin 1848. La monarchie s’est considérablement transformée sous l’impulsion des Européens et du Japon voisin qui ne va pas tarder à vivre à l’heure de l’empereur Meiji. Ce dernier entend unifier son pays, mettre fin au shogunat et de facto à la souveraineté de son vassal. Après un incident avec des pêcheurs taiwanais qui va démontrer la faiblesse de la dynastie chinoise Qing, incapable de se mobiliser pour empêcher une intervention de l’armée japonaise, c’est au tour de Ryūkyū de subir les foudres de Meiji.  Ce dernier exige de Shō Tai qu’il vienne s’agenouiller devant lui comme ses ancêtres devant les seigneurs de Satsuma. Le monarque refuse. Prétextant une maladie; il envoie à sa place son oncle. Arrivé à Tokyo, ce dernier apprend que le royaume est devenu un domaine féodal, un simple « Ryūkyū han », par volonté impériale. Shō Tai mesure la taille de son impuissance au moment où débarque la nouvelle administration japonaise qui prend les rênes de son royaume dont il est désormais un simple aristocrate. Il tente bien de résister, refuse de se rendre au palais plier l’échine devant Meiji. Irrité par tant d’insubordination, le Japon prend alors une décision qui va changer le visage de Ryūkyū. Le 11 mars 1879, l’île perd son autonomie relative et Shō Tai est prié par Matsuda Michiyuki , envoyé spécial du Tenno, de se retirer du trône. Expulsé de son palais une quinzaine de jours plus tard, il s’embarque d’Okinawa vers Tokyo. Shō Tai pense sa fin proche. Contre toute attente, l’empereur Meiji lui attribue un titre de marquis héréditaire, mais lui impose de rester à la cour impériale. Shō Tai ne reverra Okinawa qu’une seule fois en 1884 pour rendre hommage à ses ancêtres. La Chine proteste, s’incline. L’empire du Milieu s’efface au profit de celui du Soleil levant. Aucun des 14 pays occidentaux sollicités secrètement n’a daigné envoyer une armée le protéger.

Des héritiers, fiers gardiens de la mémoire d’un royaume disparu

Shō Tai meurt en 1901, à 58 ans. Son corps est ramené à Ryūkyū pour être enseveli dans le mausolée. C’est son fils Shō Ten (1864-1920) qui lui succède. Ancien otage de l’empereur Meiji, il n’entreprend pas de revendiquer son trône, se contentant de siéger à la Diète (parlement). Il est le premier à abandonner tous les costumes traditionnels de Ryūkyū pour prendre ceux du Japon, les plus modernes compris. Shō Shō (1888-1923), son successeur, ne fera pas mieux, préférant à un trône désuet, des études à Oxford et les joies de l’archéologie. Décédé d’une crise d’appendicite, il laisse un fils de 5 ans, Shō Hiroshi, derrière lui. La maison royale s’est largement japonisée et soutiendra le régime impérial. Shō Hiroshi s’engage d’ailleurs dans la marine de l’empereur Hiro Hito. Avec la défaite de 1945 et l’adoption de la nouvelle constitution deux ans plus tard, sa famille perd sa titulature de marquis. Il décide de se consacrer à la sauvegarde culturelle de l’ancien royaume de sa famille, devenant un mécène renommé. Reçu avec les honneurs à Okinawa, il fera don d’un millier de documents et artefacts appartenant à sa maison (classés au patrimoine national depuis 2006) lors de son décès en 1996, à l’âge de 78 ans.

C’est aujourd’hui Shō Mamoru qui est l’héritier de cette histoire tumultueuse. Il a repris le combat pour la préservation de la culture de Ryūkyū. A la tête de l’Association pour la promotion de l’histoire et de l’héritage culturel de Ryūkyū, il a également fait don d’une autre partie de ses archives à l’archipel. Père de 4 enfants dont un fils, cet entrepreneur a exprimé, lors d’une cérémonie d’hommage à ses ancêtres en 2018, sa fierté d’appartenir à la maison Shō. Pour cette occasion, les anciens drapeaux de la monarchie défunte avaient été déployés. Tout un symbole, une revanche de l’Histoire.

Frederic de Natal