« Il est si important pour moi qu’on sache que je ne suis pas ici ».  Autour d’un feu improvisé au cœur de la Patagonie en 1909, le comte Jean de Liniers discute avec son hôte, Jean Orth. Ce dernier, qui possède un ranch entouré par les montagnes de la cordillère des Andes, lui raconte dans un fort accent guttural, comment après un naufrage malheureux aux abords du Cap Horn, il a décidé de s’établir dans la Terre de feu. L’homme intrigue l’aristocrate qui est venu pour acheter des terres dans ce coin d’Amérique du Sud. Revenu de Paris l’année suivante, il apprend que son compagnon est décédé. Jean de Liniers en est alors persuadé. Celui avec qui il a partagé un repas n’était autre que l’archiduc Jean-Salvator d’Autriche-Toscane, mystérieusement disparu en 1890 et qui était intimement lié à l’archiduc Rodolphe, le fils de l’empereur François-Joseph décédé tragiquement à Mayerling.

L’archiduc Jean-Salvator d’Autriche-Toscane

Personnage truculent, comploteur, prince rebelle, aventurier déchu, autant de qualificatifs qui vont caractériser l’archiduc Jean-Salvator d’Autriche-Toscane tout au long de sa vie. Né en novembre 1852, il est le dernier rejeton Habsbourg du Grand-duc Léopold II qui va régner sur Florence jusqu’à ce que le Risorgimento ne le chasse de son trône en 1859. Comme tous les princes de sa condition, il va suivre un parcours militaire et se lier d’amitié avec un de ses cousins, de six ans son cadet, l’archiduc Rodolphe, héritier de la couronne austro-hongroise, Les deux Habsbourg sont mus par une volonté commune, celle de réformer l’empire austro-hongrois avant qu’il ne soit emporté par une prochaine révolution. Bien qu’une brillante carrière s’ouvre à lui, Jean-Salvator d’Autriche-Toscane provoque le courroux de l’empereur en publiant une brochure (intitulée « Vexation ou éducation ») où il dénonce les carences qu’il a pu constater au sein de l’armée impériale. Le scandale est à la hauteur de la sanction qu’il écope. C’est l’exil à Linz, une ville au nord-ouest de l’Autriche.

L’archiduc mal-aimé 

C’est ici que cet amateur de Schubert et de Karl Marx va entretenir au grand jour une relation tapageuse avec une chanteuse d’opéra qui a exercé ses talents à Londres, Ludmilla (Milly) Stubel. A Vienne, c’est la consternation et ses liens avec Rodolphe inquiètent la Hofburg qui le fait constamment suivre et tente de l’éloigner de sa maitresse en lui donnant un commandement en Bosnie-Herzégovine. Pis, sans en informer François-Joseph, il se propose comme candidat au trône de Bulgarie en 1886, avant que son curriculum vitae bien trop libéral ne soit rejeté. Convoqué devant l’empereur, il est durement sermonné. Même Rodolphe lui fait savoir qu’il ne peut cautionner cette initiative alors qu’il a secrètement négocié contre les intérêts de l’empire. Pourtant les deux cousins vont vite se retrouver et partager leurs peines. Taciturne, mélancolique, Rodolphe souffre des absences de sa mère, la fameuse « Sissi », et du désintérêt que lui porte son père avec qui il s’oppose politiquement. Les deux princes, compagnons de beuveries à leurs heures perdues, vont imaginer un complot où chacun se distribue un trône. A Rodolphe reviendra l’Autriche, à Jean Salvator celui de Hongrie. Les pamphlets succèdent aux articles vitriolés publiés dans l’imprimerie de Moritz Szeps où les deux conspirateurs tentent de provoquer une insurrection qui ne vient pas. Leurs activités clandestines sont vite repérées et si l’héritier est épargné, l’archiduc Jean-Salvator d’Autriche-Toscane est déchu de son grade de général en 1887 «  pour avoir porté atteinte à la sécurité de l’empire ». La mort en janvier 1889, assassinat ou suicide, de Rodolphe dans son pavillon de chasse à Mayerling en compagnie de son amante, Marie Vetsera, provoque chez son cousin un profond dégoût de sa famille. Il se rend à la Hofburg et demande la permission de ne plus appartenir à la dynastie, ce que l’empereur lui accorde facilement le 16 août suivant. Désormais, l’ex-archiduc sera connu sous le nom de Jean Orth, du nom d’un château acquis une décennie auparavant. Mais lorsqu’il épouse secrètement Milly, c’en est trop pour François-Joseph qui se venge en lui retirant sa nationalité autrichienne dès octobre suivant. Leur rencontre sera houleuse au palais impérial qui raisonne des cris de l’empereur qui tient ce prince pour responsable de la mort de son fils.

Jean Orth. Auteur inconnu

Complot ou disparition volontaire 

Il ne reste plus rien à Jean Orth qui ne peut même plus résider sur une des terres de l’empire. Direction Zurich vers un exil, point de départ d’une énigme jamais résolue. Un bref passage à Londres, c’est à Portsmouth qu’il achète un brick-goélette. Baptisé « Santa Margarita » et, composé d’un équipage de 24 personnes, ce navire devra le mener vers l’Argentine, pays remplie de promesses. Une fois arrivé, le couple jouit d’un repos mérité en compagnie d’amis dont le journaliste Paul Heinrich. Le 10 juillet 1890, Jean Orth l’informe qu’il part visiter la Patagonie, toujours sur le même brick qu’il va lui-même commander, bien que piètre navigateur. Il prend même le temps de lui faire parvenir un courrier où il rappelle sa fidélité à sa patrie. Le navire ne sera plus jamais revu, officiellement la victime d’un naufrage. On ne retrouvera pas les corps et c’est cette date qui sera retenue par les archives de la Hofburg pour confirmer le décès de l’archiduc. Aucune mention de son épouse ne sera apposée. Depuis, différentes thèses ont été élaborées pour expliquer ces disparitions comme celle d’un complot orchestré par la cour impériale qui aurait craint que Jean-Salvator ne trahisse le secret entourant la mort de Rodolphe. Un prince persuadé que son cousin avait été assassiné en raison de ses opinions.

La Patagonie argentine. @James Cadwell

Jean Orth ou Fred Otten ? 

Jean Orth a-t-il survécu avec son épouse ? En 1891, un voyageur viennois affirmera avoir aperçu l’archiduc habillé en moine, preuve d’un portefeuille en sa possession frappé des armes des Habsbourg. Mais le temps qu’il signale sa trouvaille, le supposé archiduc avait déjà disparu. L’information est alors répercutée dans la presse mais ne déclenche pas pour autant d’enquête officielle. Pourtant en 1894 et 1900, d’autres témoins vont affirmer avoir également vu le prince contraignant le ministère autrichien de la police à envoyer quelques limiers sur place. Un second rapport est sans appels. Rien n’indique finalement que la « Santa Margarita » ait fait naufrage et il s’avère qu’aucune recherche n’a été véritablement entreprise par la police argentine. Pourtant aucun permis de séjour au nom de Jean Orth ne figure dans les archives de l’immigration laissant perplexes les détectives austro-hongrois bien obligés de reconnaître qu’il y a un mystère derrière cette disparition inexpliquée de l’archiduc. C’est le témoignage de Jean de Liniers qui reste jusqu’ici le plus crédible. En 1907, se promenant à cheval à l’intérieur de la Terre de feu, il rencontre au pied du volcan Fitz-Roy, un homme d’une cinquantaine d’années au visage buriné avec lequel il va progressivement se lier d’amitié. Ils vont se revoir à diverses reprises et Fred Otten, le nom qu’il se donne, finit par lui raconter sa vie. Autrichien de naissance, une épouse laissée derrière lui, une danseuse n’a jamais embarqué à bord du navire qui l’a emmené ici. Pour de Liniers, aucun doute possible, il a en face de lui l’archiduc Jean-Salvator. Or ce dernier souhaite conserver son secret et demande au français de ne rien révéler. Ce qu’il fera, excepté de tout compulser dans ses carnets.

Que sont devenus les marins du « Santa Margarita » ?  On n’a jamais retrouvé les corps pas plus que leurs familles n’ont réclamé d’enquêtes ou fait de demandes aux assurances. Que penser de la revendication d’un certain Alexander Hugo Köhler décédé en Norvège à la fin de la Seconde guerre mondiale qui affirmait être l’archiduc et dont la famille a proposé vainement aux Habsbourg de le vérifier par le bais d’une analyse ADN en 2009 ? Autant de questions à une énigme qui n’a pas encore révélé toutes ses réponses.

Frederic de Natal