Depuis la fin du XVème siècle, la région lyonnaise est marquée par l’Histoire de l’imprimerie. Qui aurait pu croire qu’à cinq lieues (24 kilomètres) au Nord de Lyon, la France s’était dotée d’un dictionnaire devenu une référence au siècle des Lumières : Le dictionnaire de Trévoux. Alors que nous avons fêté les 250 ans de la dernière édition de ce dictionnaire l’année dernière, l’occasion idéale pour la Revue Dynastie de s’attarder sur un pan méconnu de notre Histoire et sur cette guerre qui a fait rage entre académies et imprimeurs.
Depuis 1560, la principauté de Dombes est administrée par les Bourbon-Montpensier. État semi-indépendant du Royaume de France, avec Trévoux pour capitale, il bénéficie de plusieurs avantages lui permettant de marquer son autonomie : on y frappait monnaie dès le siècle précédent et un
parlement, à l’origine, une chambre « en souverain et dernier ressort », avait été octroyé par François Ier en 1523. De même, le monarque avait accordé une exemption totale d’impôts. Au fil du temps, la Dombes est devenue successivement un « État » puis une « Souveraineté », enfin une « Principauté ». En 1603, Henri de Bourbon-Montpensier décide d’accorder à Claude Morillon, un imprimeur-libraire natif de Villefranche en Beaujolais, le privilège d’ouvrir en ses murs la première imprimerie de Trévoux qui échappait à la censure du Roi de France. En 1681, la Grande Mademoiselle, Anne Marie Louise d’Orléans (1627-1693,) fit don de la nue-propriété de la principauté à son cousin Louis-Auguste de Bourbon (1670-1736), duc du Maine, fils légitimé de Louis XIV. Une décision motivée par l’absence d’un héritier et le souhait de renouer quelques liens avec la cour depuis sa disgrâce suite à sa participation à la Fronde aux côtés du Grand Condé. Il faut attendre les années 1690 pour que l’imprimerie, tombée depuis en désuétude, renaisse et jouisse de la protection royale.
Querelle d’académiciens sur fond de rivalités confessionnelles
En cette fin de siècle, Trévoux était à son apogée. Il ne lui manquait plus qu’à s’imposer intellectuellement à l’aube du siècle des Lumières. Treize libraires parisiens se regroupèrent pour former « La compagnie de Trévoux« , réunies autour de son principal instigateur : Étienne Ganeau, imprimeur-libraire originaire de Paris, ancien associé de Jean Boudot à l’imprimerie de Trévoux. Sous l’impulsion de Ganeau, devenu l’unique directeur de la publication du duc du Maine, on fit construire au cœur de la ville un hôtel particulier et des ateliers où s’activaient chaque jour une trentaine d’ouvriers autour de sept presses alimentées par un papier fabriqué non loin, à Lyon.
Depuis quelques années déjà, une querelle opposait le lexicographe Antoine Furetière (1619-1688) à l’Académie Française, dont il était membre. Ayant osé produire plusieurs satires sur les mœurs de son temps, avec la rédaction d’un nouveau dictionnaire étendu à l’art et aux sciences, la querelle s’amplifia et cela fut jugé comme un concurrent du dictionnaire de l’Académie sur lequel Furetière lui-même travaillait. il fut promptement destitué de son siège d’académicien. La mort l’empêcha de voir la première édition de son dictionnaire publiée en Hollande en 1690, agrémentée par une préface du philosophe calviniste Pierre Bayle. Ce sont les protestants hollandais, sous la direction de Basnage de Bauval, qui se saisirent et reprirent l’idée d’une seconde édition. En réaction, les Jésuites publièrent par le biais de l’imprimerie de Trévoux « Les mémoires de Trévoux » : une gazette s’attachant, à l’image du « Furetière », à définir tous les termes en rapport avec les arts, la littérature, les sciences et la religion. Il s’agissait de s’opposer aux publications protestantes et de reprendre la main sur le devenir de la langue française en publiant des articles strictement encadrés par le catholicisme. Les mémoires de Trévoux, publiés à partir de 1701, affichaient déjà clairement les intentions du dictionnaire.
Un dictionnaire sous la protection du duc du Maine
C’est ainsi qu’apparaît la première édition de 1704 en trois volumes in-folio, bénéficiant d’une dédicace remarquable de la plume d’Étienne Ganeau en l’honneur du duc du Maine qu’il place à la fois en protecteur et à l’initiative de l’œuvre. « A Monseigneur Prince Souverain de Dombes. Monseigneur, Le livre que j’ai l’honneur de présenter à Votre Altesse sérénissime, lui appartient par tant de titres, qu’elle peut, en quelque sorte, le regarder comme son ouvrage. C’est elle qui en a conçu le dessein, c’est par ses ordres qu’il a été entrepris, c’est sur le plan qu’elle a bien voulu en tracer elle-même, qu’on s’est réglé dans l’exécution ; […] ». Outre cette épître, le premier tome débute par : une préface expliquant les raisons et le contexte de la publication, un madrigal du juriste jésuite Moreau de Mautour chantant le portrait en frontispice du duc du Maine, des vers en Français et en Latin de l’historien jésuite Claude-François Ménestrier dont un poème dédié à l’imprimerie de Trévoux, des vers en Latin de Pierre-René d’Orival, un petit poème de Bernard de la Monnaye louant le duc du Maine. Enfin, on trouve la bibliographie rassemblant 511 auteurs différents dont 35 Jésuites, 45 abbés, 29 médecins et des académiciens divers. Cette appropriation ne s’en tient pas qu’aux Lettres …
Presque en même temps, le duc du Maine transféra le parlement de Dombes de Lyon à Trévoux et forma une assemblée de notables essentiellement constituée de Dombistes, obligeant ses membres à résider dans la capitale, suivant l’exemple de son père le Roi-Soleil qui avait lui-même obligé la noblesse à s’installer à Versailles. Ces derniers se firent construire à proximité des hôtels particuliers qui bordent encore aujourd’hui la rue centrale. Citons quelques exemples de ces logis parmi les plus remarquables de la ville : l’Hôtel Beauséjour (vers 1708), l’Hôtel de Messimy (1728), l’Hôtel de Fontbleins (première moitié XVIIIème), tous portant les noms de ces familles de parlementaires. Trévoux était donc en chantier et s’agrandissait vers le Sud, formant ainsi tout un nouveau quartier XVIIIème siècle. La construction du parlement s’étendit de 1697 à 1703. Les murs et les plafonds de la grande salle d’audience furent soigneusement décorés par le peintre Pierre-Paul Sevin sur le thème de la Justice et de la Paix, et sont, à ce titre, classés monuments historiques en 1920. À travers ce souci de centralisme artistique et politique, le duc du Maine créait un véritable État indépendant, illustrant la devise de Trévoux inscrite sur son blason : « fiat pax et abundantia in turribustuis » (que paix et abondance soient dans tes tours).L’Histoire ne s’arrête pas qu’à la première édition du dictionnaire. Bien qu’il y ait un plagiat évident du Furetière, le Trévoux s’en détache par des rajouts du père jésuite de Vitry puis dès la deuxième édition, s’enrichit considérablement des termes liés aux découvertes scientifiques de l’époque.
Fin de la principauté des Dombes
Premier bouleversement notable : avec l’arrivée au pouvoir du régent Philippe d’Orléans, le duc du Maine est contraint d’abandonner tous les titres de prince du sang que lui avait octroyés son père Louis XIV et, de ce fait, ne peut plus assurer sa royale protection à l’imprimerie. Tout au long de ce siècle, des éditions successives de plus en plus volumineuses voient le jour jusqu’à la sixième et dernière édition de 1771. Officiellement, six éditions sont bien connues des lexicographes et des historiens mais, avec les abrégés qui furent publiés parfois entre les éditions, nous en ignorons le nombre exact. Si le dictionnaire garde le nom de « Trévoux« , celui-ci s’émancipe progressivement de ses origines trévoltiennes. En effet, les auteurs sont de plus en plus nombreux et, avec eux, le contenu s’étoffe considérablement : de 3 tomes pour l’édition de 1704, on passe à 8 tomes pour celle de 1771. Les éditions de 1704 et 1721 sont imprimées à Trévoux puis les suivantes à Lyon, Nancy puis Paris. Certains auteurs sont clairement nommés, comme évoqué précédemment, citons encore : le botaniste Bernard de Jussieu, l’abbé Le Clerc, … Tandis que d’autres sont identifiés dans les revues et les gazettes : Bernard de la Monnaye, l’abbé Brilliant … On ne peut que conjecturer sur le reste des auteurs qui demeuraient, pour la plupart, volontairement anonymes mais originaires de diverses autres régions au fil des éditions. Pour une grande majorité, les auteurs ne sont pas issus des rangs de l’Église mais sont des savants laïcs. La troisième édition est pour la première fois imprimée en dehors des frontières dombistes tandis que la dernière édition se détache complètement des cinq premières. Pour cette dernière, les définitions des termes sont totalement revues et corrigées et le « Trévoux » s’éloigne clairement de ses origines et de l’esprit de ses créateurs. Ce tournant dans la ligne éditoriale correspond, de plus, à la dissolution de l’ordre des Jésuites en France par le parlement de Paris (largement janséniste) et par le pape lui-même suite à la faillite retentissante du père Lavalette en Martinique qui y avait établi un véritable empire commercial. Le contexte est aussi marqué par le rattachement de la principauté de la Dombes au domaine royal. Pour cause : le désintérêt du dernier prince-souverain pour la principauté qu’il échange avec Louis XV contre des terres et un comté. Enfin, si l’année 1771 est marquée par la dernière édition d’un dictionnaire désormais présent dans toutes les grandes bibliothèques européennes, elle marque aussi la suppression du parlement de Trévoux !
Dès la seconde édition, le dictionnaire de Trévoux s’est véritablement inscrit dans une démarche encyclopédiste et il a joué un rôle majeur dans la rédaction de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui inspira à ses auteurs cette volonté de capitaliser l’ensemble du savoir. D’ailleurs, les deux institutions en viennent à se concurrencer. Les encyclopédistes ont une haine viscérale des Jésuites à l’instar de Voltaire lui-même. Le sens des mots fait l’objet de joutes verbales intenses : les définitions du Dictionnaire et de l’Encyclopédie se répondent parfois avec une pointe d’ironie et de virulence et, surtout, par une surenchère de termes savants. Tout est bon pour discréditer l’adversaire mais toujours avec beaucoup d’esprit. À partir de 1764, Voltaire répondra à « l’infâme » (en évoquant l’Église) par la publication de son Dictionnaire philosophique portatif qui ne manquera pas de critiques pour celui de Trévoux. Jusqu’au milieu du XIXème siècle, le dictionnaire tombe dans l’oubli. Pierre Larousse publia à son tour son Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, s’inspirant là encore du dictionnaire de Trévoux. Lequel fut, dès lors, quelque peu oublié, dépassé par ses successeurs qui s’enrichirent depuis d’un nombre considérable de termes liés aux progrès de l’ère l’industrielle et des dernières explorations géographiques. Bien plus tard, à la fin du siècle dernier, des historiens eurent la volonté de revaloriser l’Histoire du dictionnaire de Trévoux pour lui redonner les lettres de noblesse que le temps lui avait retirées. Parmi ces personnes : Michel Le Guern, Isabelle Turcan, …
Un héritage qu’il nous incombe aujourd’hui de défendre contre un anglicisme systématique et l’apparition de l’écriture inclusive
Le « Trévoux » qui débutait comme une synthèse des premiers dictionnaires, s’est achevée sur une volonté d’universalisme, par la capitalisation des termes de la langue française. Des termes relatifs non plus seulement au langage courant mais désormais ouverts aux domaines des arts, des sciences, des Lettres, de la religion, … Un héritage qu’il nous incombe aujourd’hui de défendre contre un anglicisme systématique et une altération volontaire, en particulier avec l’apparition de l’écriture inclusive qui envahit sournoisement les discours et les administrations, sous le couvert de bonnes intentions … De tout temps, la langue française a suscité de vifs débats, mais chacun d’eux avait sa part de légitimité, chacun d’eux était éclairé par un argumentaire intelligent, à la lumière d’une « culture encyclopédique » inouïe. La langue française est incontestablement notre plus grand patrimoine : un patrimoine immatériel que nos ancêtres se sont évertués à enrichir judicieusement … Notre siècle ferait bien de s’en inspirer ! Là encore, l’Histoire est pleine d’enseignement.
Maxime Dehan
Membre titulaire de l’Académie de la Dombes