Il existe à Caluire et Cuire, à proximité immédiate de Lyon, une propriété à l’histoire des plus singulières. Elle est entre les mains d’une même famille depuis 7 générations. Un trésor du patrimoine lyonnais, qui passera par les Antilles, à découvrir en plusieurs épisodes. Une saga qui va vous surprendre.

Perchée sur la colline de la Croix-Rousse, la Sablière domine toute la vallée du Rhône, Lyon et ses ponts, le parc de la Tête d’Or. Elle offre donc au regard du visiteur un paysage enchanteur, magnifié par un jardin anglais de la première moitié du XIXe siècle, et une maison à l’Histoire remarquable tant par les personnages célèbres qui y sont passés que par l’ensemble patrimonial et botanique qui la constitue.

La Sablière dans les années 1860 par Jules Micol @MaximeDehan

Les origines d’un fleuron du patrimoine national et régional 

Les recherches récentes nous ramènent au XIVe siècle, la Sablière s’étendait sur un territoire enclavé nommé Pulverose (de l’italien « polvoroso » « poussiéreux »). En effet, le nom de cette maison est lié à la nature sablonneuse de la terre due aux restes de l’ancienne moraine glacière qui fut à l’origine des reliefs de Lyon et, en particulier, à l’origine de la colline de la Croix-Rousse. À cette époque, la propriété est alors scindée en deux parties séparées par l’impasse dite de la Sablière. Sous l’Ancien Régime, la première comprenait : une maison de maître à deux étages, un bâtiment pour le grangeage, des écuries et d’autres dépendances, une cour, un jardin. Tandis que la seconde comprenait : une terrasse avec un jardin potager, un jardin d’agrément, une serre pour l’arrosage, une immense citerne voûtée sous cette serre, et un petit pavillon, un perron à deux rampes en pierre au milieu de cette terrasse pour mener sur une partie en balmes[1] occupée par la vigne, enfin des immeubles sur le quai au bas de ces balmes. Des marchands bourgeois de Lyon occupent cette « maison des champs »[2] qui leur procure des revenus tirés des potagers et des vignes présentes. Puis, à partir du XVIIè siècle (les recherches ne permettant pas encore de retracer son Histoire sur une période de deux siècles), les familles suivantes se succèdent :

– Jusqu’en 1693 : à la famille Chalmette, une famille de marchands bourgeois de Lyon dont des membres furent échevins de Lyon. Un voisin indélicat, commissaire aux guerres, se faisait appeler en 1730 Charles Albanel DE LA SABLIERE, bien que la Sablière ne lui ait jamais appartenu. En effet, Jean Chalmette semble devoir beaucoup d’argent à la famille Albanel, une riche famille de banquiers, aussi bien ses voisins que ses créanciers. La mort de Charles Albanel de la Sablière demeure mystérieuse puisqu’il meurt le matin et il est inhumé l’après-midi, sans veillée funèbre. Contraint de vendre sous le poids de ses dettes, Jean Chalmette cède la propriété au suivant.

– De 1693 à 1715 : à Pierre Louis de Bermond comte de Puisserguier, ancien capitaine au régiment de Piémont infanterie, et à son épouse Jeanne Françoise Durson.

– De 1715 à 1730 : à Joseph Arnaud, receveur général des Douanes (décédé en 1730) et à son épouse Magdelaine Sorbière.

– De 1730 à ~1775 : à Magdelaine Sorbière, épouse en secondes noces du comte Pierre du Soupat, chevalier de l’ordre militaire de Saint-Louis et capitaine au régiment du Piémont infanterie (décédé en 1734). Le comte du Soupat avait légué à son épouse un important domaine à la Guillotière. Veuve par deux fois, en moins de cinq ans, la dame Sorbière se retrouve donc à la tête d’un important patrimoine immobilier. Elle lègue le domaine par testament olographe à son neveu.

– ~1775 à 1780 : à Jean-André Jacquier, officier de cavalerie, neveu de la précédente. Désintéressé, il vend aux enchères la Sablière.

– 1780 à 1796 : à Antoine Moynier, homme d’affaires dans la fabrication de draps de coton et bazins dont la fabrique était au faubourg St Clair.  Il occupait aussi les fonctions de conseiller et procureur du roi pour la juridiction des gabelles de Lyon. Il laisse des héritiers qui vendent en 1796.

Les troubles de la Révolution

Joseph Chalier, révolutionnaire jacobin devenu président du tribunal du district de Lyon est exécuté suite à une insurrection girondine et royaliste, le 15 juillet 1793 sur la place des Terreaux. En représailles, la Convention Nationale place Lyon en état de siège trois mois durant et Chalier est déclaré « martyr de la liberté ». La Sablière, située sur la ligne de défense et dont le point de vue sur les marais de la Tête d’Or et le Rhône était dégagé, est mêlée aux combats violents du siège de Lyon pendant lesquels, l’armée et les Lyonnais insurgés occupent alternativement les jardins. Trois grands trous sont percés dans le mur du jardin pour faire passer les batteries et les disposer le long de la terrasse en direction des marais de la Tête d’Or. La propriété est dévastée : les jardins sont saccagés dont le petit pavillon de la terrasse et les bâtiments, principalement la maison de maître, sont dans un si grand état de délabrement qu’une partie seulement est habitable, et les charpentes menacent de s’effondrer. Les héritiers Moynier, devant de tels travaux de restauration, sont contraints de vendre la Sablière.

Incroyable et Merveilleuse @Dynastie/wikicommons

Sous le Directoire

Pierre Gayet (1754-1819), bourgeois lyonnais qui débuta dans le commerce d’épices puis la vente de poissons de mer frais (autorisée par lettres patentes de Louis XVI) avant de se constituer des rentes par l’acquisition de propriétés, s’en porta acquéreur le 30 octobre 1796. Il se sépara de la partie supérieure de la Sablière ravagée par la Révolution pour ne conserver que les terrains donnant sur le quai aménagé en une promenade urbaine appelée le cours d’Herbouville. Là, il y construit une brasserie aux bâtiments Empire considérables comportant une salle de restauration pouvant accueillir jusqu’à 700 personnes. Cette salle était meublée par cinq rangées de tables en marbre blanc, éclairée par 15 fenêtres doriques, à la mode sous l’Empire et la Restauration avec des jardins sur les balmes à l’arrière et une orangerie. Cet établissement à la renommée européenne a accueilli par deux fois le comte d’Artois lors d’une tournée en France en 1814 et, en 1829, le marquis de Lafayette, le héros de l’indépendance américaine qui y prononça un long discours sur son éclatant parcours de militaire et d’homme politique tout en critiquant Charles X[3].

La partie supérieure de la Sablière est acquise le 6 janvier 1798 par Madame Marie Humberte Dubreuil de Sainte-Croix, veuve Bataille de Mandelot (1753 -1822), comtesse de Hautepierre et de Neuville-en-Bresse et chanoinesse de cette commune. Fervente royaliste, veuve de la Révolution, et admirative de Chateaubriand, elle était l’auteur d’opuscules poétiques contemplatifs de la nature, s’inspirant probablement pour une partie du paysage enchanteur que lui offrait la Sablière. Elle y fit tous les travaux de restaurations nécessaires et n’y séjourna que ponctuellement au cours de l’année. Probablement faute d’usage plus régulier, elle revendit la Sablière à deux veuves de la Révolution qui revenaient de Saint-Domingue et des États-Unis … À suivre. 

Maxime Dehan

[1] Terme lyonnais pour décrire les pentes.

[2] Une maison des champs était une propriété de campagne, à moins d’une demi-journée à cheval de Lyon, où les propriétaires, le plus souvent de riches familles de marchands-bourgeois, vivaient en autarcie grâce à la culture potagère, à la culture de la vigne, et tant d’autres.

[3] Pour plus de détails, lire l’Histoire de la Salle Gayet publiée sur le blog « Histoires Lyonnaises » dirigé par les Archives de Lyon : https://lyonnais.hypotheses.org/4739