Née au cœur des Balkans, la princesse Ileana fut l’une des figures les plus attachantes et les plus singulières de la famille royale de Roumanie. Sa vie, qui traverse presque tout le XXe siècle, fut un roman où se mêlent gloire et tragédie, amour et exil, engagement et renoncement.
Ileana naît à Bucarest le 5 janvier 1909, benjamine d’une fratrie nombreuse qui compte six enfants. Son enfance est marquée par l’empreinte indélébile de sa mère, la flamboyante reine Marie (1875-1938), petite-fille de la reine Victoria, apparentée aux Romanov, et le caractère rêveur de son père, le roi Ferdinand Ier (1865-1927) qui est auréolé d’une gloire, celle d’avoir unifié la Roumanie.
L’origine de sa conception est sujette à caution. Pour les mauvaises langues de la cour, elle serait plus la fille de la reine Marie et de son amant, le prince Barbu Stirbei. Rien n’indique pourtant à ce stade que ce fut le cas. Dans les échanges entre la souveraine et ce descendant de phanariotes, aucun écrit ne laisse sous-entendre qu’Ileana eut été le fruit de leur amour secret.
Très tôt, la guerre vient bouleverser son univers de palais. En 1916, la Roumanie, envahie par les troupes allemandes, contraint la famille royale à se réfugier à Iași. Â peine âgée de sept ans, elle découvre alors la souffrance des soldats blessés aux côtés de la reine Marie, visitant à ses côtés les hôpitaux militaires. Elle gardera de ces années la conviction que sa vie devait être vouée au service des autres. « J’ai appris à Iași ce que signifiait partager les privations de son peuple », confiera-t-elle plus tard.
Éduquée par différents précepteurs, elle maîtrise l’anglais et le français grâce à sa mère, l’allemand qu’elle partage avec père. Elle étudie la sculpture et la peinture, tout en nourrissant une passion ardente pour le sport et la voile. Elle deviendra même la seule femme roumaine à obtenir un brevet de capitaine de longue distance, naviguant fièrement sur son yacht, prénommé Isprava. Déjà se dessine chez elle une personnalité indépendante, moderne, passionnée et profondément attachée à sa patrie. Un credo pour cette princesse au caractère bien trempé

Une princesse trop populaire pour son frère
Dans l’entre-deux-guerres, la popularité d’Ileana grandit. Belle, vive, proche du peuple, elle attire les regards de ses compatriotes. Y compris de sa mère qui ne cache pas qu’elle aurait bien voulu que ce soit elle qui monte sur le trône. La famille royale est alors la proie de tourments. Le frère d’Iléana, Carol, a été contraint à renoncer à ses droits en raison de son comportement peu dynastique et d’un mariage inégal. C’est un scandale qui contraint le roi Ferdinand Ier à prendre des dispositions et déshériter son fils aîné. A son décès, une régence s’installe. Revenu au pouvoir lors d’un coup d’état en 1930 , Carol II voit d’un mauvais œil cette sœur qui incarne une image pure et aimée, alors que son propre règne se ternit graduellement par son caractère dictatorial.
Dans une lettre touchante, Ileana tente de le rassurer : « Veuillez ôter la méfiance que vous avez envers moi, car vous savez combien je tiens à vous… Je suis prête à vous servir à tout moment, car vous êtes mon roi, et vous êtes mon frère que j’aime tant. ». Mais, le monarque ne cède pas. La solution qu’il va prendre est radicale : marier sa sœur rapidement et de préférence avec un membre de l’aristocratie européenne. Quelques prétendants plus tard, Ileana épouse l’archiduc Antoine de Habsbourg-Toscane, passionné d’aviation et ingénieur chez Ford, qu’elle avait rencontré à Barcelone. En dépit de leur antagonisme religieux, leur mariage (1931), célébré au château de Pelișor avec faste, réunit les grandes familles royales d’Europe. C’est la dernière grande union dynastique célébrée officiellement en Roumanie avant la guerre. Le couple s’installe près de Vienne et aura six enfants.
Mais l’ombre du roi Carol plane constamment sur l’archiduc et la princesse : Carol II, qui ‘est pas à une mesquinerie près, interdit à sa sœur d’accoucher en Roumanie, marquant symboliquement son éloignement du pays.

La guerre, le choix du cœur et du courage
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, Ileana n’hésite pas à se lancer dans l’action humanitaire. À Vienne, elle transforme son château de Sonnberg en hôpital pour les soldats roumains. Elle soigne elle-même les blessés, organise les secours, et n’hésite pas à affronter les lourdeurs administratives nazies pour venir en aide à ses compatriotes. Par ses actions, la princesse Ileana entre dans une forme de résistance contre Berlin guère tendre avec les Habsbourg. Son château est maintes fois perquisitionné par les nazis. Elle suit parallèlement des cours de formation à la Croix-Rouge mais refusera de l’intégrer, ne souhaitant pas prêter serment de fidélité au chancelier Adolf Hitler.
Vivre en Autriche va rapidement devenir très difficile tant elle ne pouvait plus rester à l’écart des problèmes politiques, de l’endoctrinement nazi, ni rester indifférente aux exactions commises au sein du Reich. Le prince Barbu Știrbey lui posa alors une question : « Devez-vous décider si vous êtes : Autrichienne, Allemande ou Roumaine ? ». Sa réponse fut simple : « Je suis Roumaine ! ». La princesse est une patriote qui n’entend pas rester indifférente au sort de ses compatriotes.
Décision est prise de de rentrer en Roumanie avec ses enfants en 1944. Installée au château de Bran, offert jadis à sa mère, elle y fonde l’hôpital « Cœur de la Reine ». À la Croix-Rouge de Brașov, elle se met une nouvelle fois au service des soldats, servant le thé dans les gares aux militaires exténués, avant d’assurer des soins dans un dispensaire. Son engagement fait d’elle une princesse du peuple, respectée et admirée.
Mais l’Histoire se veut impitoyable. Avec l’occupation soviétique (1945), elle et sa famille sont regardés comme des citoyens allemands. Considérés comme prisonnier de guerre, ils échappent de peu à la déportation. Le comportement de la princesse à cette époque a été longuement discuté par les historiens. Certains pointent du doigt ses accointances avec des cadres du Parti communiste roumain (PCR). Une proximité qui aurait permis à ses enfants d’intégrer une école roumaine… soumise à la propagande de Moscou. Elle aurait même comploté pour placer son fils aîné, l’archiduc Stéphane, sur le trône vacillant de Roumanie. La monarchie est pourtant abolie en décembre 1947 et toutes les ovations reçues lors de ses apparitions ne permettent pas à la princesse Ileana de sauver l’institution monarchique prise en otage par les pro-staliniens.
Ileana doit à son tour quitter la Roumanie. Ses biens sont confisqués, son château de Bran nationalisé. Elle a le cœur brisé : « « Après avoir quitté mon foyer, qui pour moi était toujours en Roumanie, j’étais comme morte. Ce n’étaient pas les circonstances qui étaient difficiles à supporter, mais le besoin même de vivre. Je n’ai jamais douté un seul instant de la nécessité physique de ma présence pour mes six enfants ; mon amour pour eux est resté tout aussi fort alors. Mais intérieurement, le moi essentiel, sur lequel tout reposait, a subi un choc mortel lorsque j’ai été séparée des miens », écrira-t-elle dans ses mémoires.
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De la couronne à l’habit monastique
Commence alors un long exil. D’abord en Suisse, puis en Argentine, et enfin aux États-Unis. Partout, elle soutient les roumains de la diaspora, multiplie les conférences en Amérique pour dénoncer les crimes du communisme et rappeler l’existence d’une Roumanie captive. d’une idéologie inique et corrompue.
Mais sa vie personnelle est une succession d’épreuves. Son mariage avec l’archiduc Antoine se termine par un divorce en 1954. La même année, elle épouse un banquier roumain, Ștefan Isărescu, union qui se soldera elle aussi par un échec. Son fils Stéphane fait un mariage morganatique qui le prive de ses droits à la couronne austro-hongroise. Mais, le drame le plus terrible survient en 1959 : sa fille Maria Ileana, dite Minola, et son époux périssent dans un accident d’avion au Brésil.
Ce deuil insupportable pousse la princesse à un tournant décisif. En 1961, elle choisit de quitter le monde. Elle entre comme novice au monastère orthodoxe de Bussy-en-Othe, en Bourgogne, fermant la porte à son passé royal. En 1967, sous le nom de Mère Alexandra, elle fonde aux États-Unis, à Ellwood City (Pennsylvanie), le monastère de la Transfiguration, premier monastère orthodoxe roumain sur le sol américain. Elle en devient l’abbesse, consacrant sa vie à la prière, à l’accueil et à la direction spirituelle des fidèles.
Le retour à la Roumanie, dernier chapitre d’un destin tumultueux
En septembre 1990, après la chute du régime de Nicolae Ceausescu, premier dirigeant à tomber après la chute du mur de Berlin, la vieille princesse âgée de 81 ans foule à nouveau le sol de sa patrie. L’accueil est bouleversant : des centaines de Roumains l’acclament, criant « Vive le roi Michel ! », comme pour rappeler la mémoire monarchique qu’ils ont secrètement entretenu. Elle visite les couvents, les tombeaux royaux dans la cathédrale de Curtea de Argeș, et retrouve Bran, son cher château. Ce voyage sera son dernier adieu à la Roumanie.
Quelques mois plus tard, en janvier 1991, elle décède en Pennsylvanie, au monastère qu’elle avait fondé. Elle est inhumée dans ce sanctuaire, loin de son pays mais entourée de la communauté spirituelle qu’elle avait bâtie.
La vie de la princesse Ileana de Roumanie aura été un roman aux accents shakespeariens, traversé par les passions, les drames et la fidélité. Elle incarne encore aujourd’hui pour les Roumains une mémoire de courage et de foi. Plus qu’une princesse, elle demeure une « souveraine de cœur », dont l’héritage résonne encore aujourd’hui comme un pont entre l’Europe monarchique d’hier et la quête spirituelle de notre temps.
Frédéric de Natal
Rédacteur en chef du site revuedynastie.fr. Ancien journaliste du magazine Point de vue–Histoire et bien d’autres magazines, conférencier, Frédéric de Natal est un spécialiste des dynasties et des monarchies dans le monde.







