Caudillo de l’Espagne entre 1939 et 1975, l’héritage du général Francisco Franco est l’objet de fortes controverses historiques. De son vivant, il a accordé un certain nombre de titres de noblesse que la monarchie restaurée n’a jamais remis en cause. Mais pour la coalition de gauche au pouvoir depuis 2018, formée du parti socialiste (PSOE), des populistes d’extrême-gauche de Podemos et de petits partis indépendantistes, les actuels titulaires de cette noblesse franquiste sont une réminiscence anachronique qu’il faut faire disparaître. Un projet de loi a été récemment déposé afin de les supprimer. Parmi eux, certainement le plus emblématique, le duché de Franco dont la titulaire est Carmen Martínez-Bordiú y Franco, mère d’un des prétendants à la couronne de France.
En rétablissant la législation en vigueur avant 1931 (date de la chute de la monarchie) et en créant plus de trente titres à caractère perpétuel et héréditaire, l’objectif du général Franco était double : d’une part, « entretenir la mémoire des grandes gloires de la nation » afin que l’idéologie franquiste soit pérenne dans le temps, de l’autre, remercier ses plus fidèles partisans pour les « services rendus » au cours de « sa croisade » contre les Républicains, défaits après 3 ans d’une violente guerre civile. Si Juan Carlos s’est bien gardé de toucher à cet héritage, comme les gouvernements qui se sont succédés jusqu’ici, poussé par ses alliés d’ Unidas Podemos, le Parti socialiste (PSOE) entend désormais y mettre fin grâce à la loi sur la mémoire historique votée en 2007, estimant que ces titres sont « une exaltation du franquisme ». « Comment peut-on encore regarder la démocratie dans les yeux quand on croise le marquis de Queipo de Llano ? » demandent d’une même voix les députés de Podemos qui appuient le nouveau projet de loi visant à éradiquer toutes traces de noblesse franquiste. Un titre octroyé à Gonzalo Queipo de Llano (1875-1951), surnommé par ses détracteurs, le « boucher de Séville ». Général républicain, il avait fini par rallier les nationalistes par amertume. Lors de la prise de Séville en juillet 1936, l’homme avait promis la mort aux « chiens rouges et le viol pour leurs femmes » avant de passer par les armes entre 3000 et 6000 opposants.
Un gouvernement « obsédé par le passé » et un « débat stérile »
Parmi les titres phares d’une longue liste placardée à travers divers articles de presse, on trouve aussi le duché de Primo de Rivera créé en juillet 1948 en hommage au fondateur de la Phalange, José Antonio Primo de Rivera et Sáenz de Heredia, exécuté aux premières heures de la guerre civile en 1936 par les républicains. Attribué en 2020 à Fernando Maria Primo de Rivera y Oriol, son arrière-petit-fils, « il est incompréhensible que plus de 30 ans après le retour à la démocratie, ceux qui se sont soulevés contre un gouvernement légitime aient encore droit à des honneurs. C’est comme si Tejero [du nom de ce colonel carliste de la garde civile espagnole qui a tenté un coup d’état le 23 février 1981-ndlr] avait été nommé comte de 23-F » déclare, très irrité, Emilio Silva, président de l’Association pour la Récupération de la Mémoire Historique (ARMH) qui milite aussi pour la suppression de ces titres.
Cette volonté de faire disparaître une partie de l’histoire espagnole surprend les principaux concernés du projet de loi qui sont vent debout contre celui-ci et une partie des médias qui jugent « le débat stérile » comme ils fustigent un gouvernement « obsédé par le passé ». Pour la marquise Cayetana Álvarez de Toledo, la démarche de Podemos n’est ni plus ni moins qu’une « volonté de modifier la constitution et de favoriser l’abolition de la monarchie », rappelant que le premier titre que Franco a accordé a été celui de souverain d’Espagne au fils du comte de Barcelone. « Seul le roi peut décider de sa suppression » avertit à juste titre l’ex-ministre de la Justice Rafael Catala. « Il y a beaucoup de réformes à faire et certainement pas lieu actuellement de passer son temps à tenter de refaire l’histoire ou révoquer des titres de noblesse qui ne sont aucunement la priorité des espagnols aujourd’hui » renchérissait, il y a peu encore , cet ex-ministre de la Justice. Le même qui laissé un véritable cadeau empoisonné à la coalition de gauche, peu de temps avant de quitter son bureau en mai 2018, après la défaite du Parti Populaire aux élections législatives.
Le duché de Franco cristallise les passions
Car le titre qui cristallise toutes les passions est bien celui de duc de Franco. Après avoir fait exhumer en 2019 les restes du caudillo de la Vallée de Los Caïdos où il reposait aux côtés des victimes des deux camps et après une longue bataille juridique avec son arrière-petit-fils, Louis-Alphonse de Bourbon, la coalition de gauche exige sa suppression immédiate. « En Allemagne, aucun démocrate ne saurait imaginer le duché de Hitler ou en Italie, marquisat de Mussolini » se justifie Podemos qui tente depuis des années d’avoir la « peau de ce titre emblématique » . Un duché dont doit hériter le cousin du roi Felipe VI au décès de sa mère, Carmen Martínez-Bordiú y Franco. A 46 ans, Louis-Alphonse de Bourbon n’est pas un inconnu des deux côtés des Pyrénées. Président d’honneur de la Fondation Franco, qui rassemble toutes les archives historiques du régime, qui organise messes ou conférences en hommage au dictateur, ce descendant de Louis XIV est aussi un prétendant au trône de France. Son illustre pedigree et ses liens avec le mouvement conservateur Vox ont transformé don Luis Alfonso de Borbón y Martínez-Bordiú en « proue visible du mouvement franquiste ». Un « prince bleu » qui fait la fierté des nostalgiques du franquisme. Le duché de Franco a été pourtant créé après le décès du généralissime mais la gauche espagnole a trouvé le moyen de l’inclure dans sa liste, estimant que jusqu’en 1978, année de proclamation de la constitution, le royaume d’Espagne était sous l’influence post-mortem de son fondateur. Interrogée sur le sujet, Carmen Martínez-Bordiú y Franco a refusé de commenter la volonté du gouvernement d’effacer jusqu’à son nom de famille .
« La suppression de ce titre s’avère pourtant nécessaire afin de respecter les milliers de morts exécutés par le régime du général Franco » explique la coalition qui n’a jamais caché sa déception de voir le roi Felipe VI ratifier le document de transmission du duché de Franco à Carmen Martínez-Bordiú y Franco. Une famille soudée qui n’entend pas se laisser faire et qui s’est dite prête lever l’oriflamme (juridique) de la résistance contre le gouvernement. « La dictature était un régime illégitime, donc le fait que Franco ait accordé des titres de noblesse dans ce contexte répondait déjà aux intérêts du régime franquiste. De la même manière que toutes les lois approuvées auraient dû être abrogées une à une, y compris ce type de décision » affirme de son côté le journaliste Carlos Hernández, spécialiste de ce chapitre de l’histoire espagnole, persuadé que les jours de la noblesse franquiste sont désormais comptés. Rien qui ne saurait refroidir Ana Torroja, depuis quelques semaines, marquise du même nom, un titre créé par Franco en 1961. Leader du groupe Mecano, à qui on doit le célèbre titre « Hijo de la Luna », partisane de l’unité espagnole, elle a déclaré que si « le titre ne présentait pas en soi un intérêt pour elle, il était important de l’assumer au nom l’histoire de sa famille ». Mais aussi celui de l’Espagne !
Frederic de Natal