Le 4 aout 2020, c’est un coup de tonnerre qui s’abat sur les espagnols. Le roi Juan Carlos annonce par voie de presse qu’il quitte le pays. Un départ vers les pays du Golfe, organisé quasiment en catimini. Accablé par le poids des scandales qui ébranlent la monarchie, incompris par un peuple qui l’a pourtant longtemps adoré, celui qui a restauré la démocratie à la mort du général Franco a été mis sous pression par l’institution royale dont il a été le garant durant quatre décennies. Dans « Mon Roi déchu », un livre écrit par la journaliste Laurence Debray, paru le 6 octobre aux éditions stock, il confie son désir de revenir dans son pays.

Une longue descente aux enfers

Tout commence en 2012. Alors que le pays est plongé dans une crise économique difficile, que le gouvernement mène une politique d’austérité, les espagnols apprennent que le roi vient d’être rapatrié en urgence du Botswana, où il était en vacances pour chasser l’éléphant, victime d’une facture de la hanche après une chute. Un événement qui aurait pu passer inaperçu si le monarque n’avait pas été en compagnie de Corinna Larsen, sa sulfureuse maitresse. Un double scandale qui intervient peu après la révélation d’un autre qui vise un membre de la famille royale : La citation à comparaitre d’Inaki Urdangarin, gendre du roi, dans une vaste affaire de corruption dans laquelle est aussi mise en cause la fille de Juan Carlos, l’infante Cristina. Pour la première fois de son règne, le souverain perd la confiance de ses sujets, un lien pourtant si durement acquis.

Prestation de Juan Carlos en 1975

Un roi démocrate

Le 22 novembre 1975, deux jours après la mort du Caudillo Francisco Franco, Juan Carlos de Bourbon est proclamé par les Cortès, Roi d’Espagne sous le nom de Juan-Carlos Ier. Le début d’un long processus de transition démocratique. Né le 5 janvier 1938 à Rome, alors terre d’exil de sa famille, il est le fils de Juan de Bourbon, héritier d’Alphonse XIII d’Espagne et de Maria de las Mercedes de Bourbon-Sicile.  A l’âge de 10 ans il est confié par son père à Franco, afin d’être élevé en Espagne. Juan de Bourbon espère secrètement que le Caudillo restaurera la monarchie et va largement comploter en ce sens. Finalement après bien des tergiversations et des prétendants divers, Juan Carlos est enfin nommé prince d’Espagne et désigné comme le successeur de Franco en 1969.  En digne héritier de son père, il ne peut envisager l’Espagne que comme une démocratie. Malgré l’hostilité des franquistes et avec l’aide de politiciens tels que Adolfo Suarez nommé Président du Gouvernement, il entreprend de mettre fin au régime franquiste, une idéologie qui lui colle trop à la peau.

Un processus qui est mis à mal lorsque le 23 février 1981 des putschistes emmenés par le colonel Tejero prennent en otage les députés, le Président du Gouvernement et plusieurs ministres en pleine séance du Parlement. Le roi tient ferme et en tenue d’officier s’adresse aux espagnols à la télévision publique. La démocratie est sauvée. Toute la nuit, à ses côtés, le jeune prince Felipe (13 ans) a veillé afin d’apprendre le métier de souverain.

Beau, charismatique, charmeur, passionné par la voile et la culture hispanique Juan-Carlos assume parfaitement son rôle de Chef de l’État. Il décroche des contrats à l’étranger pour les entreprises espagnoles, sait se faire aimer d’un peuple dont il partage les goûts et l’apparente simplicité de vie. Tous les partis politiques, y compris ceux sont pourtant traditionnellement contre le régime monarchique, sont conquis par sa personnalité.  Mais à la suite de la crise économique et avec le développement d’un désir de transparence et de probité, la société espagnole du XXIème siècle ne lui pardonne plus ses excès, oubliant un peu vite ce qu’elle lui doit.

Felipe VI @Dynastie

Le passage de flambeau

Fatigué par les affaires qui se multiplient et révélées au grand jour, par le poids de sa charge et les séquelles de ses trop nombreuses opérations , Juan-Carlos Ier d’Espagne décide d’abdiquer, le 18 juin 2014 au profit de son fils, Felipe, alors prince des Asturies.

Devenu le roi Felipe VI, il a été largement épargné par les scandales, formant avec son épouse Letizia un couple soudé et avec leur deux filles, les infantes Léonor et Sofia, un exemple de famille modèle plébiscité par les Espagnols. Pour beaucoup, Juan Carlos a sauvé l’institution royale menacée par un sursaut républicain et une extrême-gauche virulente en passant le flambeau à l’avenir de la monarchie. Le nouveau souverain n’est pourtant pas au bout de ses peines. Il devra lui aussi affronter des tempêtes. La condamnation de son beau-frère pour corruption, immédiatement sanctionnée par le retrait du titre de duchesse de Palma jusque-là octroyé à sa sœur l’infante Cristina et les velléités d’indépendance de la Catalogne auxquelles il répondra le 3 octobre 2017 par un discourt ferme qui fera date.

Rattrapé par les affaires

Juan-Carlos, devenu roi-émérite, se tient à l’écart des affaires du royaume. Il profite de sa vie de retraité, fréquentant les restaurants de la capitale madrilène à deux pas de son bureau du palais royal dans lequel il reçoit famille et amis. Avant d’être rattrapé par les affaires et une presse qui va très rapidement le charger.  Ce sont les soupçons autour de la fortune cachée que lui attribue sa maîtresse Corinna Larsen, objet d’enquêtes en Suisse et en Espagne, qui ont fait déborder le vase. Au centre du scandale, un virement de 100 millions de dollars que, selon La Tribune, Juan Carlos aurait reçu en 2008 sur un compte suisse, de la part de l’Arabie saoudite. Les procureurs de la Cour suprême espagnole cherchent même à savoir si la conclusion en 2011 d’un contrat pour la construction d’un train à grande vitesse en Arabie saoudite a donné lieu à des commissions illégales et si Juan Carlos en a bénéficié. C’est la chute libre d’un homme cité en exemple par tous les monarchistes d’Europe et l’exil. Il faut sauver le soldat Felipe VI de toute urgence.

Pendant près d’une semaine les rumeurs iront bon train sur le lieu d’exil choisi par le roi- émérite. Sous la pression médiatique la Maison royale consent à révéler que Juan-Carlos se trouve aux Émirats arabes unis (EAU). Un choix de lieu qui sera critiqué. « C’est un bon choix pour lui, mais un très mauvais choix pour la Maison royale et pour l’image de la Couronne », confiait à l’AFP le journaliste Alberto Lardies, auteur d’un livre sur la monarchie. « De tous les endroits possibles pour s’exiler, Juan Carlos 1er a choisi le pire (…) » ajoute dans un éditorial le directeur adjoint d’ABC, Agustin Pery. « Comme on dit dans les romans policiers, c’est un retour sur la scène du ‘crime » écrit José Antonio Zarzalejos, connaisseur de la monarchie, qui ajoute : l’ex-monarque  « est pris dans une spirale qui détruit ce qui lui restait de réputation ».

Juan Carlos @Dynastie

Pour Laurence Debray, les Émirats permettent au contraire au souverain de se tenir loin de l’Espagne, protégé par le secret qui règne là-bas, entouré par la famille royale émiratie dont il est proche et bénéficiant de soins médicaux de pointe. Afin de couper court à toutes poursuites et bien qu’il soit protégé par une immunité constitutionnelle, le roi verse 4,4 millions d’euros au Fisc espagnol, en février de cette année, afin de régulariser sa situation. Parallèlement, Il exprime son souhait de rentrer en Espagne pour les fêtes de fin d’année 2020. Désir auquel la Maison royale n’a semble-t-il pas voulu répondre.

Malgré les efforts de Felipe VI pour redorer le blason de la Couronne, tous ces scandales ont terni peu à peu l’image des Espagnols de la monarchie. Un sondage YouGov, publié dans l’édition espagnole du HuffPost (le 9 aout 2020), juste après l’exil de Juan Carlos, révèle que 55% des Espagnols estiment qu’un référendum devrait être organisé pour décider si l’Espagne devient une République ou reste une monarchie. Parmi les interrogés, 35% d’entre eux considéraient que la monarchie est un problème pour leur pays. Malgré tout, l’institution royale demeure forte avec un Felipe VI qui jouit d’une bonne popularité (6/10).

En se confiant à Laurence Debray, le roi a tenu à exprimer son souhait de pouvoir revenir. Il n’est pas exilé, il a choisi de partir. Souhait renouvelé depuis dans diffèrent médias. Mais il semble que le roi-émérite ne soit toujours pas le bienvenu en Espagne, son image étant fortement détériorée par les scandales de ces dernières années. Reste à espérer que l’Histoire saura lui rendre hommage et n’oubliera pas ce qu’il a apporté à l’Espagne … la démocratie, la paix, la stabilité et la réconciliation.

Arnaud Gabardos