Exilé à la fin de la Première guerre mondiale, l’empereur-roi Charles de Habsbourg-Lorraine souhaite récupérer une de ses nombreuses couronnes tombées à terre en novembre 1918. Monarchie sans souverain, la Hongrie a un régent. Nommé à ce poste par suite de scabreuses manœuvres politiques, l’amiral Miklós Horthy n’entend pourtant pas lui céder ses prérogatives. Il craint une intervention armée de ses voisins et reste trop heureux de jouir des pouvoirs du monarque en dépit de son serment de fidélité au dernier dirigeant de l’empire austro-hongrois. Charles tente en mars de 1921 de faire fléchir le régent en tentant un coup de bluff mais au bout d’une semaine, il est contraint de repartir en Suisse où l’attend son épouse et ses enfants. En partant, il a promis aux hongrois qu’il reviendrait.
« De tous les états dont la divine providence m’avait confié le sort, c’est la Hongrie qui s’est la première ressaisie. Depuis la chute du Bolchévisme, on a pu constater dans ce pays, les efforts de tous les gens de bien tendant à se placer sur la base du droit et à rétablir l’esprit chrétien sur lequel il reposait. Aussi ce n’est pas par pure ambition, mais inspiré, surtout, de sentiments de devoirs qui m’incombent comme roi couronné, et qui me sont aussi, sinon plus sacrés que mes droits, que j’ai pris la décision de me rendre en Hongrie dans l’espoir de mettre fin par ma présence à ces luttes intestines (…) ». Dans une lettre écrite au pape Benoit XV, lui réclamant sa bénédiction, Charles de Habsbourg-Lorraine pose les jalons de son retour en Hongrie. Il en est persuadé, son destin est de régner à nouveau puisque telle a été la volonté du seigneur auparavant. Meurtri dans sa foi, l’empereur-roi pense qu’il affronte là une épreuve à la mesure de sa croyance personnelle. La question royale n’allait pas tarder à émouvoir de nouveau l’Europe.
« Le col doit être recousu »
La famille impériale s’est installée à Hertenstein, le 6 avril 1921. De là, Charles peut profiter de ses enfants et s’occuper des affaires politiques qui le concernent. Le 4 septembre, il reçoit une lettre du régent Horthy qui nie « vouloir s’accrocher à son poste ». Il affirme même « attendre avec impatience le jour où il pourra abandonner cette responsabilité pleine d’embûches ». Le roi est ravi mais préfère s’enquérir de la situation via des émissaires locaux. Tous assurent que Horthy traverse une période de doutes et qu’il se trouve encore de nombreux ministres et officiers de l’armée prêts à se lever pour « Sa Majesté ». Il a repris contact avec Aristide Briand, président du Conseil de la république française. Il lui explique que leur conversation a fuité à cause de Horthy. L’élu français se laisse convaincre et réaffirme sa première position. Mis devant le fait accompli, il accepterait la restauration de la monarchie. La diplomatie vaticane est même sondée et lui donne un blanc-seing … d’après les mémoires de Zita de Bourbon-Parme, l’épouse de Charles.
Une fois les contacts établis avec des divisions militaires dont celle du fidèle général Léhar, on fixe la date du retour de l’aigle en Hongrie. Ce sera le 21 octobre, pour le dixième anniversaire de mariage de Charles et de Zita. Dans leur résidence, c’est l’excitation, les enfants courent partout sans savoir de quoi ce qui se passe. Tout juste leurs parents affirment qu’ils seront à la maison ce soir. Car cette fois-ci Zita entend être du voyage. Elle est enceinte, on lui déconseille de voyager mais l’impératrice refuse de laisser son mari prendre seul des risques dans cette entreprise qui pourrait lui coûter la vie. D’ailleurs, Charles a pris soin de rédiger un testament en faveur de son fils aîné, Otto, 9 ans. Ce sera par avion, cette fois, que Charles débarquera en Hongrie. Quelques frayeurs en vol ne stopperont pas plus la volonté du couple impérial de suivre le chemin tracé par Dieu. Dans son bureau, le soir du 20 octobre, le général Léhar a reçu un message : « Le col doit être recousu ». C’est enfin le signal ! Il s’empresse de réquisitionner un train rempli de troupes armées et se dirige vers le lieu de rendez-vous prévu.
L’aigle est déplumé
L’avion a atterri sur les terres du comte de Csiraky qui est décontenancé par l’arrivée du roi et de la reine. Un claquement de bottes, son sang n’a fait qu’un tour, il se met immédiatement au service de leurs majesté qu’il installe dans une demeure près de son château. Mais peu habitué à voir des avions, en pleine saison des betteraves, les paysans sont accourus pour voir l’appareil. Alors que le convoi s’ébranle le lendemain, la nouvelle du retour de Charles et Zita se répand à toute vitesse et les régiments se pressent pour jurer fidélité au roi Charles IV. A Budapest, c’est aussi la surprise. Horthy apprend que les liaisons téléphoniques et télégraphiques avec Sopron sont interrompues. Les protestations des pays frontaliers ne tardent pas à venir y compris de Londres furieuse qui condamne cette tentative de putsch de l’empereur. La Hongrie se retrouve subitement avec deux gouvernements. Le comte István de Bethlen est le nouveau premier ministre de l’amiral et il juge la situation grave depuis que son concurrent, le président (monarchiste) de la Chambre des députés, Stefan Rakovsky, l’a menacé de potence s’il ne reconnaissait pas immédiatement le roi. Si on excepte quelque déboulonnage de rails, les régiments refusent d’obéir au gouvernement central en proie à la panique.
Horthy fait parvenir une lettre larmoyante au roi, lui enjoignant de renoncer à son expédition, fait part de ses craintes d’une intervention armée imminente des pays de la « Petite Entente » (Yougoslavie, Roumanie et Tchécoslovaquie) et lui explique que c’est son devoir de préserver la paix civile. Avant de donner des ordres à l’armée de s’opposer au roi, quelques soient les moyens employés. A ce moment, l’amiral n’est plus sûr de rien. La ville de Komárom vient de tomber et il n’y a pas de certitudes que la garnison de Budapest restera fidèle à la régence. C’est près de 4000 hommes qui ont rallié le roi Charles et la reine Zita. Le 23 octobre, ils sont à peine à 6 kilomètres de Budapest. On s’arrête, on prie, la victoire est proche. La capitale est à peine protégée par un régiment rassemblé à la hâte, sous la direction de Gyula Gömbös (qui ne soutient plus le monarque) et des étudiants qui ont fait croire que c’étaient des tchèques qui arrivaient en nombre. C’était pourtant sans compter la trahison du général Hegedüs qui fait parvenir un état détaillé des troupes royalistes à Horthy et qui joue double-jeu. Il ralliera le vainqueur. Ses renseignements vont permettre aux troupes du régent de briser l’armistice conclu pour 24 heures, coupant en deux les partisans de la monarchie. De violents combats éclatent, parfois corps à corps. Un obus manque même de tuer Charles qui a compris que « les combats n’avaient plus de sens ». Il craint pour la vie de Zita et tout ce sang autour de lui le répugne.
« L’accomplissement de mon devoir est plus important que mon bonheur »
Il accepte de se rendre, faire stopper les combats et se rend chez le comte Franz Esterhazy qui leur organise une fête somptueuse. Le soir même, le château du magnat est la victime d’une intrusion, possiblement une tentative d’assassinat des souverains. Tout porte à le croire car le lendemain, Charles et Zita sont emmenés à l’abbaye bénédictine de Tihany, sous bonne garde. Horthy se félicitera du sort qu’il a réservé à ses souverains, une bonne décision « puisqu’il ne les a pas livrés aux bolchéviques » dira-t-il plus tard à ceux qui lui reprochent sa trahison. En Suisse, la gendarmerie s’est présentée à la résidence du couple et se retrouve en face d’Otto, mis dans la confidence de ce retour en Hongrie. Le jeune homme se tient debout et fait face à la maréchaussée helvétique qui tente de l’interroger. « Oui, Papa est parti § » répond -il avec sourire. Avant d’ajouter avec une conviction étonnante pour son âge : « Pour un monarque, l’accomplissement de son devoir est plus important que son bonheur ». Le jeune archiduc est allé à bonne école, il va marquer de son empreinte tout le XXème siècle.
Charles refuse d’abdiquer et la Suisse lui fait savoir qu’il est désormais persona non grata. Le 24 octobre, la Conférence des ambassadeurs accepte qu’ils soient relâchés. L’empereur, son épouse et ses enfants devront se diriger vers Madère, une île portugaise. Un voile noir n’allait pas tarder à s’abattre sur le blason des Habsbourg-Lorraine, un soleil de se coucher signant le clap de fin de cette extraordinaire aventure. A Budapest, une délégation était venue présenter une offre incongrue à l’amiral Miklós Horthy. Celle de lui remettre une couronne qu’il refusa. L’idée n’avait pas fait l’unanimité, les monarchistes avaient avancé le nom de l’archiduc Joseph, la gauche souhaitait une république, lui affirmait qu’il a juré fidélité au souverain. La Hongrie demeurera une monarchie sans roi jusqu’en 1946.
Frederic de Natal