« Nous tous aimerions voir rayonner la couronne de Saint-Etienne dans toute sa gloire. Mais avant d’atteindre ce but, nous avons encore à résoudre les grandes tâches que nous impose une consolidation intérieure et extérieure. Celui qui soulève à contretemps la question royale dérange la tranquillité du pays, empêche la reconstruction et nous prive de toute possibilité de rétablir le contact avec l’étranger ». Prononcés en 1919, lors d’une inauguration à Sopron, l’amiral Miklós Horthy a dû se souvenir de ses propres mots quand le comte Sigray s’est présenté à lui le 27 mars 1921 pour l’informer de la présence du roi Charles IV sur le territoire magyar. Dépossédé de ses deux couronnes peu de temps avant la fin de la Première guerre mondiale, l’empereur-roi d’Autriche-Hongrie entend récupérer ses régalia légitimes. C’est le début d’un affrontement politique entre le souverain et l’ancien aide de camp de l’empereur François-Joseph Ier qui n’entend rien céder. Un chapitre mouvementé de l’Histoire hongroise, en trois épisodes, dont on vient de célébrer le centième anniversaire.
« Je t’aime moi non plus ». C’est un peu ainsi que l’on peut résumer les relations entre l’Autriche et la Hongrie. De révoltes en révolutions, il faut attendre le compromis de 1867 pour que les deux couronnes soient associées sous une seule tête, celle des Habsbourg-Lorraine. Un partage du pouvoir qui va mécontenter les autres peuples de la monarchie. Le premier conflit mondial va accentuer les irrédentismes naissants au sein de cet empire multi-ethnique et confessionnel. Le 31 octobre 1918, des émeutes éclatent à Budapest. Des régiments se mutinent et prennent d’assauts des bâtiments administratifs. Premier ministre, le comte István Tisza est impopulaire. Il sera assassiné le même jour. Profitant de la révolte alors que Vienne connaît elle-même ses manifestations contre la monarchie, le conseil national social-démocrate hongrois s’empare du pouvoir. Il faudra attendre encore deux semaines avant que la république ne soit proclamée par le comte Mihály Károly (1875-1955). Nommé amiral de la flotte par Charles IV d’Autriche-Hongrie, Miklós Horthy doit abandonner son poste et ses marins, en majorité croates, qui refusent désormais de lui obéir. Partout, c’est la débandade, nul ne songe à protéger l’empire qui éclate. Le nouveau gouvernement aura une durée de vie éphémère. En mars 1919, un ancien déserteur de l’armée austro-hongroise et adhérent au parti communiste, Béla Kun s’empare du pouvoir et fonde sa république des conseils. Il a été envoyé par Moscou, soutenu par Lénine qui juge l’homme « intelligent, charismatique quoique trop impulsif » avec pour mission de faire la jonction avec ses alter-égos allemands. Le pays connaît alors une véritable terreur rouge. Partis d’opposition interdits et une politique de collectivisation forcenée achèvent de discréditer ce régime qui n’excédera pas plus de 133 jours. Préoccupé par le climat qui se durcit à Budapest, les Alliés décident de réagir et montent une coalition de pays menacés par l’expansionnisme de Béla Kun (Tchécoslovaquie, Roumanie et Yougoslavie), aidés des mouvements nationalistes hongrois et de russes blancs. Parmi eux, Miklós Horthy, nommé ministre et chef des forces armées dans le gouvernement contre-révolutionnaire de Szedged qui va rapidement s’imposer.
La question Habsbourg agite la Hongrie
« Je fis jeter, par notre seul avion, des tracts au-dessus-des troupes rouges (…) » raconte dans ses mémoires l’amiral qui évoque l’attitude hésitante des français et son succès diplomatique auprès du roi Alexandre Ier de Yougoslavie. Les « gars de Lénine » (Lenin-Fiuk) vont bien résister mais harcelés, ils n’arrivent pas à contenir le poids de la coalition qui assiège la capitale en juin suivant. Béla Kun doit s’enfuir vers Vienne puis à Moscou où son patron va fustiger ses « kuneries » (dans le texte). Le héros marxiste connaîtra finalement un destin tragique puisqu’il sera la victime des purges staliniennes en 1937. Le danger rouge écarté, il s’agit de dessiner l’avenir et la question reste de savoir s’il doit passer par les Habsbourg ou non. Consensuel, c’est l’archiduc Joseph de Habsbourg-Lorraine (1872-1962) qui est choisi pour diriger le nouvel état. C’est tout naturellement qu’il reprend le titre de régent, poste qu’il avait brièvement occupé quelques jours avant la chute de sa dynastie. La monarchie est sur le point d’être restaurée. Comment pourrait-il en être autrement puisque Charles n’a pas abdiqué sa couronne de Saint-Étienne ? Pour les Alliés, le retour de la maison impériale sur son trône est une source de divisions. Si la nomination au poste de Premier ministre du leader du Parti national-chrétien (KNP), István Friedrich, rassure comme celle de Miklós Horthy à la tête de l’armée, les dérives qui en résultent ne les confortent pas pour autant. Une terreur blanche s’abat sur le pays, doublé d’un antisémitisme latent. La pression exercée sur le gouvernement par les Alliés va devenir presque intenable.
Depuis la Suisse, même s’il suspecte l’archiduc Joseph de vouloir la couronne, Charles presse son cousin de se démettre en sa faveur d’autant que le dirigeant tchèque, Edouard Benes, a envoyé une lettre à la Conférence de la paix et signifié qu’il considèrerait comme « un danger extrême » toute tentative de restauration de la monarchie. La Roumanie, quant à elle, s’agace des exigences territoriales du régent et lui envoie un ultimatum. Les officiers hongrois manifestent leurs doutes sur la capacité de l’archiduc Joseph à diriger le pays. Acculé, il accepte de démissionner le 23 août 1919 et remet les clefs de la régence Miklós Horthy après plusieurs jours de négociations. En février 1920, le parlement décide de se pencher sur la question de la monarchie dans un relent de nationalisme. Le régent reçoit le titre de « Lieutenant du monarque empêché » sous les applaudissements de l’empereur Charles qui ne peut qu’approuver le choix d’Horthy. Il l’a bien connu et ne doute pas de sa fidélité à l’égard de l’aigle bicéphale. Ne l’avait-il pas tenu au courant de sa reconquête de Budapest ? Les espoirs restent car même le Premier ministre Friedrich considère la « république comme illégale ».
Pour éviter toute intervention des Alliés, le parlement hongrois fait un sacré tour de passe-passe et déclare que la monarchie n’ayant pas été formellement déchue par des voies légales, elle demeure en « en repos ». Puis d’accorder à Horthy toutes les prérogatives royales, à l’exception du droit d’anoblissement et du titre de protecteur suprême de l’église. Il était temps pour le roi de Charles de revenir en Hongrie. « Oui mais quand ? » s’interroge-t-on chez les partisans du roi.
« La monarchie hongroise est nécessaire à la stabilité de la région »
Le traité de Trianon (juin 1920,) qui va dépecer la Hongrie de 70% de son territoire au profit de ses voisins va faire naître un sentiment de revanche parmi les hongrois qui ne supportent plus d’être traités en nation vaincue. A Budapest, le comte Albert Apponyi, (un temps suggéré comme régent) est ulcéré ce traité dont il a été un des principaux négociateurs. Député et leader du Parti Légitimiste (monarchiste), à l’instar de Gyula Gömbös, député du Parti national des petits exploitants ou encore du comte Gyula Andrássy de Csíkszentkirály (allié au Premier ministre István Friedrich, démis de ses fonctions en novembre 1919), il ne cache pas son souhait de couronner rapidement la démocratie hongroise. Il part à Prangins, où réside Charles, et lui fait part de la situation qui prévaut dans le pays. L’empereur-roi prend immédiatement la plume, rappelle à Horthy son serment à la couronne et lui demande quand son retour peut-il s’effectuer son pays. La réponse est courtoise mais ne donne aucune date. Pis, lorsqu’il apprend que l’armée doit désormais prêter serment au régent et non plus au roi, Charles devient la proie de doutes. Il ne désarme pas pour autant. Il envoie son beau-frère, Sixte de Bourbon-Parme, s’entretenir avec le président du Conseil Aristide Briand, président du Conseil. Les deux hommes s’apprécient. Ils avaient commencé à négocier une tentative de paix séparée avant que le sénateur Georges Clémenceau, futur « Père la Victoire », ne fasse tout capoter en 1917 et provoque la chute du gouvernement. Revenu aux affaires de la France en janvier 1921, il assure au prince que « la monarchie hongroise est nécessaire à la stabilité de la région ». Briand s’est arrogé le poste de ministre des Affaires étrangères, ce qui lui laisse toute latitude et assure que ni Paris, ni Londres ne s’opposeront au retour du roi.
L’empereur-roi décide de prendre son destin en main
Entre alors dans la course, le Lieutenant-colonel Edward Lisle Strutt. C’est un héros de la guerre anglo-boer qui a toute la confiance du roi Georges V. C’est à lui que le souverain britannique a confié la charge de mener le régiment chargé de protéger le roi Charles lors de son départ de Vienne en novembre 1918. Les deux hommes ont un profond respect l’un envers l’autre. Il l’envoie vérifier les propos de Briand en France lors d’une réunion où participent le maréchal Lyautey et l’ancien ambassadeur Maurice Paléologue. Le retour est plus que positif sauf pour le Foreign Office qui applique un blâme à Strutt, lui rappelant qu’il n’est pas mandaté pour ce type de négociations. Charles a arrêté sa décision. Il partira vers Budapest en passant par Vienne, seul, sans son épouse Zita de Bourbon-Parme qui restera avec leurs enfants en Suisse. Il est persuadé qu’une fois sa présence connue, le régent Horthy acceptera de se démettre.
Frederic de Natal.