En 2003, les soldats américains (G.I.), engagés en Irak, ont reçu dans leur paquetage un jeu de cartes à l’effigie de la famille Hussein et de diverses personnalités du régime Irakien. As de pique pour le président Saddam Hussein, de cœur pour son aîné Oudaï ou de trèfle pour le cadet Qoussaï. L’idée cynique du département de la défense américain ,à l’origine de ce jeu particulier, était de divertir les soldats tout en leur apprenant la hiérarchie des personnalités du régime irakien recherchées par les États-Unis. Pourtant, si ce détournement du jeu de cartes par le Pentagone peut paraître surprenant, l’idée n’est en réalité pas nouvelle. La Revue Dynastie revient sur l’épopée séculaire du Jeu de cartes.
Ignoré de l’antiquité gréco-romaine, le jeu de cartes, qui dérive d’un jeu oriental plus ancien, apparaît en Europe au XIVe siècle. Il est directement jugé immoral par l’Église et les royautés qui multiplient les textes pour l’interdire comme le synode de Langres de 1404 qui défend aux ecclésiastiques d’ y jouer. Les noms donnés aux figures n’apparaissent qu’au XVe siècle et (cocorico) sont une invention française. D’après le Garde du cabinet des Estampes de la bibliothèque royale, Hugues-Adrien de Joly (1750-1792), ils proviendraient même, à l’origine, d’une réflexion médicale pour soigner le roi de France ! En effet, avant que le modèle français ne s’impose, l’usage, par tradition germanique, était d’attribuer aux figures le patronyme d’officiers et de capitaines connus. Mais le Garde des Estampes affirme qu’à la cour de Charles VI, on donnait déjà aux différentes figures les noms de personnages illustres pour sortir le roi de son apathie chronique.
Des jeux de cartes adaptés aux nations européennes
Il n’en reste pas moins certain que le forme française atypique du jeu de cartes s’est bel et bien imposée à cette époque; De manière quasiment universelle. En effet, en plus des figures, les dessins, les couleurs, cœurs, carreaux, piques et trèfles, étaient plus simples à reproduire pour les imprimeurs qui ont fini par les standardiser. En dépit de son interdiction, le jeu de cartes à jouer est rapidement devenu un divertissement incontournable. Dès le XVe siècle, il se transforme en un produit manufacturé qui fit la richesse d’artisans rouennais et lyonnais. Par la suite, on leur reconnaît même des propriétés éducatives. C’est le cas en 1644, quand le Cardinal Mazarin commande au graveur italien Stefano Della Bella quatre jeux de cartes pour parfaire l’apprentissage du jeune Louis XIV. Un jeu sur les rois de France, un jeu sur les reines renommées, un autre sur les fables (entendons sur la mythologie) et un dernier jeu de géographie. Notons tout de même que l’usage du modèle français n’est pas exclusif et des modèles régionaux étaient produits en parallèle, adaptés aux pays concernés. Citons par exemple, l’Allemagne où les couleurs furent composées de cœurs, de grelots, de glands et de feuilles, en Suisse, où les grelots et les glands sont assortis, de boucliers et de roses ou encore en Espagne, comme en Italie, où dans un tout autre registre les enseignes sont formées avec des coupes, des pièces d’or, des bâtons et des épées. Le portrait du jeu de cartes ainsi brossé, il ne change quasiment plus. Seule des modifications iconographiques ont persisté, notamment à partir du XVIIIe siècle quand les cartes sont devenues plus petites, perdent en qualité graphique mais conservent richesse d’images comme en témoignent les collections numérisées de la Bibliothèque nationale de France (Gallica).
Au-delà de la nature purement matérielle du jeu, c’est davantage l’histoire même des figures et de leurs noms qui est passionnante, tant les théories à leur sujet ont été foisonnantes en même temps qu’elles révélèrent bien souvent des réalités politiques ou sociales.
Le secret des Coeurs, Carreaux, Trèfles et Piques
Dame de cœur à vous l’honneur ! Commençons par les Cœurs. Cette famille est sensiblement imprégnée de l’histoire de France. Le roi n’est, ni plus ni moins, que Charlemagne, accompagné de la reine biblique Judith, que l’on associa à la reine Isabeau de Bavière ou à l’impératrice Judith, épouse de Louis Ier. C’est le valet Lahire, compagnon de Jeanne d’Arc, qui rejoint le couple royal. Poursuivons chez les rouges avec les Carreaux, une famille plus romaine puisque le roi est le glorieux imperator Jules César, allié de Rachel, une autre reine biblique qui peut référer en réalité à Agnès Sorel ou à Dame Ragnelle, la femme du mythique chevalier Gauvin. Tous deux escortés du valet Hector, vaillant héros de la guerre de Troie, dont le cousin Énée est l’ancêtre de Rome, parfois confondu aussi avec Hector de Galard, chevalier de l’ordre de St. Michel, capitaine de Charles VII. Passons aux Noirs. Chez les Piques, la famille est plus éclectique avec comme roi le bien-aimé David, dont la reine n’est pas la belle Bethsabée mais l’antique Phallas (autre nom d’Athéna) de qui on fit une analogie avec Jeanne d’Arc, chaste elle aussi. Pour les accompagner, Ogier le Danois, pair de France et acolyte de Charlemagne. Enfin les Trèfles, tout aussi hétéroclites, le roi n’est nul autre qu’Alexandre le Grand aidé dans sa tâche par le valet Lancelot du Lac, brave de la légende arthurienne. Les deux hommes sont accompagnés cette fois-ci par une allégorie, Argine, reine italienne dont le nom est une anagramme de Régina et qui pourrait illustrer Marie d’Anjou, femme de Charles VII.
La Révolution française coupe la tête aux rois et reines des jeux de cartes
Dès lors, il est impossible de ne pas voir dans ces figures, la marque de l’idéal de l’ancienne chevalerie. Indubitablement, il y a dans le jeu, avec Hector, César, Alexandre, Charlemagne et David, la représentation de cinq des neuf preux, qui furent des modèles de piété, d’honneur ou de gloire pour les chevaliers, tandis que tous les autres noms sont tirés de la mythologie, de la Bible et, de l’histoire de France. De surcroît, les interprétations politiques n’ont pas manqué d’épaissir le sens symbolique qu’on leur donne. Tel est le cas de David, associée au roi Charles VII dont la situation malheureuse au début du XVe siècle n’est pas sans rappeler la persécution entreprise par Saül. Dans une démarche plus spécifique, les jeux commandés pour Louis XIV affectent également des enseignements politiques de par les exemples historiques mis en avant. Citons, parmi les cartes des souveraines renommées, la mythique Pénélope à la fidélité louée, Blanche de Castille présentée comme un modèle de sainteté, ou encore les reines mérovingiennes Frédégonde et Brunehaut qui illustrent, au contrainte, les exemples à ne pas suivre. De manière générale, cette fois-ci, le père Jésuite Menestrier, en 1704, voit par exemple avec les images féminines, la représentation de quatre façons de gouverner et de s’attirer les hommages. Rachel par la beauté, Judith par la force, Phallas par la sagesse et Argine par la naissance. Plus tard, dans leur poursuite effrénée de liquider tout l’héritage monarchique, les révolutionnaires ont interdit la représentation traditionnelle des figures sur les cartes à jouer. En 1793, la Convention substitue les lys, représentées depuis le XVe siècle sur les cartes par des soleils. Surtout, elle détrône les rois pour les échanger avec des génies, celui de la paix, celui du commerce, celui de la guerre et celui des arts. Elle évince aussi les dames et met à leur place des libertés : de profession, de la presse, de culte, du mariage. Suivant la même volonté de régénérer les cartes, les valets sont supplantés par l’égalité de devoir, de rang, de droit et même de couleur ! Dans certaines versions du jeu, on retrouve des philosophes et des écrivains comme Rousseau, Voltaire ou encore La Fontaine et Molières. Sous l’Empire, le peintre David illustra pour la cour des jeux à l’effigie de Napoléon tandis qu’en dehors des Tuileries, on retrouva notamment dans toute la France l’empereur en roi de carreau et Joséphine en Dame de cœur. L’exemple américain, quant à lui, prouve que l’appropriation politique des cartes est encore d’actualité.
Derrière le jeu de cartes, une autre vérité
Terminons enfin sur un ton un peu plus léger, en se penchant sur les théories concernant les couleurs, que l’on appelle aussi enseignes, et qui traduisent, entre autres interprétations divinatoires, une lecture sociale de la société d’Ancien Régime. L’un de ceux qui vit dans les cartes la synthèse de l’ancienne société française, c’est encore le père François Ménestrier. Avec les Piques, il voit une arme, est donc les nobles, ceux qui combattent. Les clercs étant des gens de cœur, ils sont, selon lui, naturellement représentés par les Cœurs. Il associe les Carreaux aux bourgeois, car leurs maisons étaient carrelées. Avec le Trèfle, symbole des champs, ce sont les paysans qui sont représentés. Il y a aussi une autre théorie amusante, selon laquelle, les cinquante-deux cartes formeraient, en réalité, une petite armée. Puisqu’on y retrouve une infanterie de lanciers avec les piques, une troupe d’armes de trait avec les cœurs, qui seraient des pointes tirées par les arbalétriers. Une artillerie, avec les carreaux, même-si, ici, avouons-le, le rapprochement nous paraît un chouia farfelu. Et pour finir, les trèfles, qui symbolisent l’intendance. D’autres encore voient dans le jeu de cartes un véritable calendrier. Tout y est, les cinquante-deux semaines, les douze mois si l’on compte toutes les figures. Même la nuit et le jour y sont grâce aux couleurs noire et rouge, symbolisant à elles deux le cycle de vingt-quatre heures.
Léopold Buirette.