À la croisée des empires et des ambitions nationales, la famille Ghica a façonné pendant des siècles la Valachie, la Moldavie puis la Roumanie. Princes, diplomates et exilés, ils demeurent l’une des lignées les plus anciennes et les plus influentes d’Europe orientale.

Ils furent princes, hospodars, diplomates, penseurs, bâtisseurs. Leur nom évoque les ors fanés de la Valachie et de la Moldavie, les jeux subtils d’un pouvoir tiraillé entre Empire ottoman, Russie tsariste et rêves d’indépendance nationale. Longtemps au cœur de la construction roumaine, la famille Ghica — que l’on écrit parfois Ghika — demeure aujourd’hui l’une des plus anciennes et nobles lignées d’Europe orientale, héritière d’un destin que l’Histoire a souvent bousculé mais jamais effacé. Entre grandeur, exil et résurgence, retour sur une dynastie qui a façonné la Roumanie autant qu’elle l’a rêvée.

Gheorghe Ghica @wikicommons

Aux origines : un nom inscrit dans la poussière des empires

Si la tradition familiale fait remonter la souche aux clans albanais médiévaux, ce sont les siècles ottomans qui forgèrent la puissance des Ghica. C’est au cours du XVIIe siècle que le nom de cette famille fait brutalement irruption sur la scène moldave. Gheorghe Ghica (1600-1664), dont les origines sont à la fois albanaises et grecques, est introduit à la cour du prince Vasile Lupu, un vassal des sultans ottomans. Il obtient la confiance de son protecteur qui lui confère dignités et titres. C’est à ce titre que Gheorghe Ghica est envoyé comme représentant des souverains roumains à Constantinople. Les Balkans sont alors un échiquier mouvant : quiconque règne doit négocier, promettre, résister. Dès lors, les Ghica deviennent acteurs d’un jeu subtil, où la diplomatie vaut autant que les armes.

Nommé souverain de Valachie et de Moldavie (1658-1660) par les sultans turcs, Gheorghe Ghica doit cependant composer avec les rivalités des seigneurs qui aspirent à le remplacer et des Ottomans faiseurs de monarques.  Son règne, comme celui de plusieurs de ses descendants, est marqué par un souci constant d’administration et de modernisation — routes, fiscalité, relations commerciales. La lignée s’installe, s’impose, enfante des souverains et des mécènes. Pendant près de deux siècles, la famille fournit sept hospodars aux deux principautés roumaines, au point de devenir un pilier de la classe dirigeante.

Chassé, restauré, dans l’impossibilité de payer un tribut, Gheorghe Ghica finit par tomber en disgrâce. Dans un royaume ravagé par la famine et la peste, sa chute est aussi impressionnante que sa montée sur les marches du pouvoir. Capturé, il est emmené à Constantinople où il y meurt.

Grigore Ier et Grigore II Ghica @wikicommons

De princes à fonctionnaires de la Sublime Porte

C’est une dynastie qui s’est pourtant installée sur le trône de Valachie. Son fils et successeur, Grigore Ier Ghica (1628-1674) réussit à redresser la situation avant de tomber sous l’influence d’autres boyards, notamment les Cantacuzène, descendant des derniers héritiers de l’Empire Byzantin. Accumulant les erreurs, il perd son trône en 1664 avant de le récupérer en 1672 après un long exil. N’ayant rien appris du passé, Grigore Ghica finit par être destitué par les Turcs et renvoyé à Constantinople.

Les Ghica ne sont plus que des fonctionnaires de l’Empire ottoman. Grigore II Ghica (1695-1752), petit-fils du précédent, occupe le poste de Grand Drogman (interprète et négociateur) quand l’histoire le rattrape. Nommé sur le trône de Moldavie (1726-1733), il comprend très vite qu’il est prisonnier de la corruption qui donne au plus offrant le sceptre. Un trône qui se fortifie au gré des alliances très fragiles. Tant et si bien, devenu impopulaire, il doit céder la place à son rival et cousin, avant de remonter sur le trône entre 1735 et 1741. Les complots succèdent aux complots afin de mettre fin au pouvoir des Ghica ( son frère Alexandre est exécuté en 1741 après une fausse dénonciation calomnieuse), ce qui ne l’empêche pas de remonter une nouvelle fois sur son trône de 1747 à 1748 après avoir acheté celui de Valachie qu’il occupe deux fois (1733-1735 et 1748-1752).

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Grigore IV et Grigore V Ghica @Wikicommons

Entre État moderne et tragédies politiques

Les Ghica continuent de régner sur la Valachie de manière aléatoire.  L’éveil national roumain du XIXᵉ siècle bouleverse toutes les dynasties locales. Si les Ghica se veulent promoteurs d’une autonomie politique face aux Ottomans, ils sont aussi confrontés aux grandes puissances voisines — Russie et Autriche. L’un d’eux, Grigore III Ghica, figure tragique et emblématique, neveu de Grigore II, s’oppose fermement à la cession de la Bucovine à Vienne. Sa résistance lui coûte la vie : il est étranglé et décapité en 1777 sur ordre de Constantinople. Sa dynastie, qui s’est alliée matrimonialement avec une descendante des empereurs byzantins du IXe siècle, entre dans la légende et lui-même fera figure plus tard de héros national.

Profondément orthodoxe, les Ghica se prennent de passion pour la révolution grecque. Tant et si bien que les armées ottomanes vont occuper la Valachie en 1821. Bien qu’il soit suspect, la Sublime Porte décide quand même de nommer le prince Grigore IV (1755-1834) à la tête de la Valachie. La guerre avec les Russes ne lui laisse pas assez de temps pour réformer son état et lorsque les tsaristes entrent dans sa principauté, il doit s’enfuir et abdiquer en juillet 1828. Le temps joue pour les Ghica qui vont s’imposer au cours de la révolution roumaine. Après bien des turpitudes dynastiques, le Divan (coneil du sultan) nomme le prince Grigore V (1807-1857) à la tête de la Moldavie voisine en 1849. La Valachie n’est pas en reste puisqu’elle se dote une nouvelle fois d’un prince Ghica avec Alexandre II (1796-1862) entre 1834 et 1842. Les deux branches sont favorables à l’union des deux principautés afin de former qu’un seul état sous leur seul et unique blason. Jouets des puissances occidentales, notamment de la Russie, de l’Autriche et de la France, la Roumanie en devenir est trop faible pour réaliser ce rêve d’indépendance qui la taraude. Face aux pressions, Grigore V est contraint de céder son trône en 1856 , de s’exiler en France puis de suicider un an plus tard.

Le futur trône de Roumanie échappe aux Ghica qui vont pourtant continuer de servir la nouvelle monarchie avec … recul mais efficacité.

Albert Ghica

Un prince oublié de l’histoire balkanique

À la charnière des XIXᵉ et XXᵉ siècles, alors que les Balkans sont secoués par les soubresauts de l’Empire ottoman finissant, un nom surgit un temps parmi les prétendants au futur trône d’une Albanie en devenir : Albert Ghica (1868–1928). Mondain, écrivain et aventurier politique, il incarna l’une des figures les plus singulières de cette période où les États se rêvaient autant qu’ils se construisaient.

Ce cadet de la famille Ghica rêve d’un trône. Il va jeter son dévolu sur l’Albanie et afin de renforcer sa légitimité, va transformer son patronyme en Gjika, Autour de sa candidature se structure un réseau actif dans les milieux de l’exil albanais. Un comité est fondé à Paris dans le but explicite de faire d’Albert Ghica le futur prince régnant d’Albanie. Le prétendant entretient également des relations avec Ismail Qemali, figure majeure du nationalisme albanais, futur fondateur de l’État albanais moderne et Premier ministre entre 1912 et 1914.

Mais la perception de Ghica en Europe demeure pour le moins contrastée. Le journaliste britannique H. N. Brailsford, correspondant dans les Balkans pour le Manchester Guardian, livre (non sans erreurs) en 1906 un portrait particulièrement sévère dans son ouvrage Macedonia, ses races et leur avenir : « Le second prétendant (à un éventuel futur État albanais) est un certain prince Albert Ghica, issu d’une famille d’origine albanaise, établie de longue date en Roumanie. Cette famille a fourni des hospodars aux anciennes provinces valaques et des diplomates au royaume moderne, et jouit d’un rang princier au sein de l’Empire autrichien. Le prince Albert est un homme relativement jeune, aux manières convenables et au passé douteux, qui parle couramment le français et ne connaît pas un mot de l’albanais ni les rudiments de la géographie albanaise. Il a été élu président d’honneur par l’un des nombreux clubs d’immigrants albanais de Bucarest et, fort de cet honneur, il se présente dans les hôtels européens comme le chef élu du peuple albanais. Il parle de se rendre en personne en Albanie et d’y hisser l’étendard de la révolte. Nous verrons bien. ».

Le ton est cinglant. Il révèle la distance entre les ambitions affichées du prince et la réalité du terrain albanais, qui lui reste largement étrangère. En avril 1905, Albert Ghica épouse à Londres Margaret Dowling, une union qui semble coïncider avec un recul progressif de ses ambitions politiques. Les archives du baron Franz Nopcsa von Felső-Szilvás, lui-même prétendant au trône d’Albanie, confirment ce désengagement, sous une forme pour le moins ambiguë : « Albert Ghica, qui avait lui-même prétendu au trône d’Albanie, était parvenu à intéresser le duc de Montpensier [Ferdinand d’Orléans qui refuse finalement-ndlr] à ce dernier. Il lui céda ses « droits », que personne ne reconnaissait comme acquis, et commença à faire campagne en sa faveur en échange d’une rémunération appropriée. ».

Malgré son retrait progressif du jeu dynastique, Albert Ghica reste actif dans les cercles albanais. Sous sa présidence, un congrès pan-albanais est organisé à Bucarest en 1905, au cours duquel Ismail Qemali s’entretient avec la communauté albanaise de Roumanie. Ce moment marque l’un des jalons diplomatiques de la future indépendance albanaise, proclamée en 1912. Albert Ghica tente également d’exister sur le terrain intellectuel. Il publie un essai politique intitulé : L’Albanie et la question d’Orient, dans lequel il expose sa vision de l’avenir albanais dans le contexte du démantèlement de l’ordre ottoman.

Albert Ghica meurt en 1928, loin du trône qu’il avait un temps convoité. Son destin illustre pourtant à la fois les illusions dynastiques de la fin de l’Europe impériale, la complexité des nationalismes balkaniques, et la porosité entre mondanité aristocratique et luttes d’indépendance. Figure périphérique mais révélatrice, Albert Ghica demeure pour l’Histoire l’un de ces princes sans royaume, témoins d’une époque où elle s’écrivait encore dans les salons, les congrès d’exilés et les coulisses diplomatiques de l’Europe.

De Gauche à droite : Ion Ghica, Alexandrine Cantacuzène et Valdimir Ghica@wikicommons/A Turtle

Au service de la monarchie

L’Histoire est faite de renouveau. Plusieurs personnages vont marquer de leur empreinte la monarchie roumaine. Parmi lesquels :

  • Ion Ghica (1816-1897), fils du prince Alexandre II, fut à la fois homme d’État, économiste, ingénieur, professeur, écrivain et diplomate. Formé à Paris, où il étudia les mathématiques et l’ingénierie, il joua un rôle majeur dans la renaissance culturelle et politique roumaine. Engagé dans la révolution de 1848, il dut s’exiler à Constantinople après l’échec de celle-ci. En 1854, il est nommé par le sultan prince de l’île de Sámos, qu’il gouverne pendant cinq ans, la modernisant tout en supprimant la piraterie qui ravageait les côtes. Revenu en Roumanie, il devient ministre des provinces de Valachie et Moldavie sous le règne d’Alexandre Ion Cuza (1859-1866), à plusieurs reprises premier ministre (1866–1867 et 1870–1871) et ministre de l’Intérieur, sous le règne de son successeur, le roi Carol Ier, dont il s’était pourtant opposé à la montée sur le trône.
  • Eugen Ghica-Comănești (1839–1914) hérita d’une immense fortune foncière au décès de son père. Pas assez pour le jeune homme qui entend explorer le monde, obtenir des gloires. En 1861, répondant à l’appel d’Abraham Lincoln, il s’engage comme volontaire dans l’armée de l’Union. Blessé au combat, décoré et promu capitaine, il commande ensuite l’unité du Corps d’Afrique, composée de soldats noirs, en Louisiane. Il quitte l’armée américaine fin 1863 et rentre en Roumanie, où son expérience militaire fait forte impression. Il devient le prince à la mode que l’on s’arrache. Il entame ensuite une carrière politique (il prend également position contre l’élection des Hohenzollern-Sigmaringen sur le trône), devenant sénateur en 1869, puis député permanent du comté de Bacău à partir de 1879 jusqu’à sa mort.
  • La princesse Alexandrine Cantacuzène (1876-1944), née Ghica, va épouser un des descendants de l’empire byzantin. Un mariage illustre puisque le prince Georges et l’un des plus grands propriétaires terriens de la Roumanie, fils du prince Georges Grégoire Cantacuzène, plusieurs fois Premier ministre. Conservatrice, nationaliste, ultra-orthodoxe (elle s’oppose à la Turquie kémaliste et tout accord avec le Saint-Siège, féministe à ses heures, infirmière durant la Première Guerre mondiale, elle accueille avec enthousiasme la formation de la Grande Roumanie en 1918). Sa visite à Rome, alors veuve, dans les années 1930, convainc la princesse qu’il faut changer les institution monarchiques. Ses idées la tournent vers le fascisme montant en Roumanie où elle adopte des théories eugénistes et antisémites. Pour autant, elle va rompre avec l’autoritarisme du roi Carol II (1930-1940) , soutient ardemment la politique du maréchal Antonescu et se transforme en pasionaria, conseillant même le dictateur. Lorsque le roi Michel Ier fomente son coup d’Etat (août 1944), elle se retire sur sa propriété. Elle est retrouvée inerte chez elle un mois plus tard. Suicide, assassinat, mort de cause naturelle, le mystère demeure.
  • Vladimir Ghika, petit-fils du prince Grigore V, va être élevé dans la foi orthodoxe. Conscient que l’unité religieuse ne peut se faire que sous la primauté du Pape, il se convertit à la religion catholique. Il s’installe à Paris où il fonde un dispensaire des Filles de la Charité et organisa en un lazaret pour les victimes du choléra. Envoyé en mission au Japon, il se précipîte en Roumanie lors de la Seconde Guerre mondiale afin d’aider les Polonais fuyant les nazis. Avec la chute de la monarchie (1947), Vladimir Ghika alerte sur les persécutions dont sont victimes les gréco et les romano-catholiques par le régime communiste.  En 1952, il est arrêté, emprisonné et torturé par la Securitate. Il décède de ses mauvais traitements deux ans plus tard. Depuis le 8 décembre 2024, certaines de ses reliques reposent dans le nouvel autel de Notre Dame de Paris.
Major General Sir Christopher John Ghika @Wikicommons:/Governement/Household Division

Exils, survie et continuités : les Ghica aujourd’hui

Lorsque la monarchie roumaine tombe sous les coups du communisme en 1947, l’aristocratie doit fuir, survivre, se réinventer. Les Ghica suivent la route de l’exil comme tant d’autres maisons princières. Certains s’établissent en France, d’autres en Italie. Les palais sont nationalisés, les terres confisquées, les titres ignorés. Pourtant, les héritiers n’abandonnent ni le souvenir ni la culture qui les a façonnés.

Dans la seconde moitié du XXᵉ siècle, les membres de la famille deviennent diplomates, universitaires, mécènes, parfois acteurs discrets de la renaissance culturelle roumaine. Les années post-1989, marquées par la chute du régime communiste, permettent un timide retour. Certains biens sont restitués, des fondations patrimoniales voient le jour. La mémoire Ghica recommence lentement à respirer.

Lignée de prestige, mais aussi lignée dispersée, ses descendants actuels participent encore à des œuvres patrimoniales, soutiennent églises, archives, réhabilitations de demeures familiales, comme à Ghergani, résidence emblématique d’Ion Ghica. On peut également citer le Major-général Sir Christopher John Ghika (56 ans) ancien commandant adjoint de la coalition militaire dirigée par les États-Unis contre l’État islamique au Levant (2018 à 2019) et major-général commandant la Household Division de 2019 à 2023. Il aura eu la charge de mener la procession militaire aux funérailles de la reine Elizabeth II . Bien que ce Britannique possède la qualité de prince, il a toujours refusé de le porter.

Leur nom subsiste également dans la géographie du pays. Quartiers, rues, palais portent l’empreinte de cette dynastie qui a gouverné, réfléchi, construit, souffert. Dans la constellation aristocratique d’Europe, les Ghica demeurent la mémoire vivante d’un pays encore jeune, une dynastie dotée d’une histoire vieille de plusieurs siècles qui continue de construire discrètement la Roumanie sur lequel ils n’ont jamais pu régner. .

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Frédéric de Natal

Rédacteur en chef du site revuedynastie.fr. Ancien journaliste du magazine Point de vue–Histoire et bien d’autres magazines, conférencier, Frédéric de Natal est un spécialiste des dynasties et des monarchies dans le monde.

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