Des ors des palais baroques aux échos de la musique de Haydn, la famille Esterházy incarne depuis plus de quatre siècles l’âme aristocratique de la Hongrie. À la fois mécènes, militaires et diplomates, leurs noms se mêlent à la grande histoire européenne, entre faste, dévouement et tragédies.
L’histoire des Esterházy commence au XVIᵉ siècle, dans une Hongrie morcelée par les guerres contre les Ottomans qui tente de s’emparer du pays. La famille, issue de la noblesse moyenne, s’illustre rapidement par sa loyauté envers les Habsbourg. En récompense de ses services militaires, elle acquiert terres, titres (celui de comte en 1626) et influence, devenant au fil des siècles l’une des plus grandes dynasties aristocratiques d’Europe centrale.
Avec les décennies, la maison va progressivement se diviser en trois branches : Esterházy de Fraknó (la plus illustre, dite « princière »), Esterházy de Csesznek et Esterházy de Zólyom.

De comte à prince, les Esterházy règnent sur la Hongrie
Baron, puis comte, Nicolas Esterházy de Galántha (1583-1645) est le fondateur de la principale branche de cette maison dont le destin se confond avec l’histoire des Magyars. Converti au catholicisme, alors qu’il était né de confession protestante, il devient un pilier de la monarchie hongroise sous domination des Habsbourg d’Autriche. Son zèle le pousse à participer à toutes les guerres contre les Ottomans qu’il bat sur les rives de la Nyitra (1623). Suprême honneur pour le comte Nicolas, celui d’être officier au couronnement de l’Empereur Ferdinand II qui le nomme Palatin de Hongrie en retour.
Mais c’est à son fils et successeur, Paul Ier (1635-1713) que l’on doit à cette maison de s’élever à un rang quasi égal à celui d’un monarque. Poète à ses heures comme son père fut un écrivain reconnu, il va mener sa maison au centre de toutes les influences et accumuler une extraordinaire richesse. Militaire talentueux, il s’illustre également contre les Turcs et se paye même le luxe de délivrer la ville de Buda (Pest) en 1686. Un combat contre les Ottomans qu’il transforme en véritable croisade personnelle au nom des Habsbourg. Palatin et chevalier de l’Ordre autrichien de la Toison d’or, comme Nicolas Esterházy de Galántha avant lui, il entreprit de « catholiciser » la Hongrie.
Les terres de la maison Esterházy sont élevées en principauté en 1712 avec l’approbation de l’Empereur Charles VI. Paul II (1711-1762), petit neveu de son homonyme, fut un prince des Lumières, initié dans la loge maçonnique de langue française de Suffolk Street, à Londres, en Angleterre. Il suit la carrière militaire de ses ancêtres et manifeste un vif intérêt pour le musicien Josef Haydn qu’il engagera comme maître de Chapelle. La dynastie Esterházy va se distinguer par son mécénat, sa défense de la culture et des traditions. Le château d’Eisenstadt, surnommé la « Versailles hongroise », demeure aujourd’hui encore un haut lieu culturel.

Ultimes témoins du crépuscule d’un empire
Son frère et successeur, Nicolas II (1765-1833) va être un des témoins des bouleversements majeurs du XVIIIe siècle en Europe. Sa maîtrise des armes, sa capacité de gestionnaire (en 1804, il racheta au prince de Ligne le comté d’Edelstetten, en Bavière, dont le rang princier impérial lui ouvrit les portes du titre de prince du Saint-Empire) attire l’œil de son adversaire : l’Empereur Napoléon Ier que Nicolas II a combattu alors que le héros d’Égypte n’était encore que général. Napoléon, qui redessine la carte de l’Europe au gré de ses victoires, le contacte et lui propose le trône de Hongrie. Il refuse mais sera encore celui que l’Empereur des Français reçoit lors d’une médiation de paix en 1814. Guère fidèle tout au long de son mariage avec la princesse Maria Josefa Hermenegilde de Liechtstenstein), sa réputation de débauché sexuel notoire, fréquentant les bordels, reste une ombre sur son éclatant tableau. Son fils Paul III (1786-1833) va s’employer de redorer le blason terni de sa famille avec une brillante carrière de diplomate qui le mène à occuper brièvement un poste de ministre à la cour royale de Hongrie, le premier gouvernement représentant les Habsbourg en 1848, secoué par une révolution qui manque d’assassiner l’Empereur François-Joseph Ier.
La maison Esterházy est encore une des plus puissantes famille de magnats hongrois à la veille de la Première Guerre mondiale. Le prince Nicolas IV Esterházy de Galantha (1869-1920) se révèle un financier de génie, comble les dettes acquises accumulées sous son père et son grand-père, réforme son administration, dote ses propriétés de l’électricité et de la plomberie, renforça sa popularité parmi les paysans. La chute de l’empire austro-hongrois en 1918 amène ce passionné à sombrer dans la mélancolie. La Hongrie, devenue une république socialiste, est la victime d’importants soubresauts politiques que Nicolas IV regarde de près comme de loin. S’il accueille l’arrivée au pouvoir de l’amiral Horthy (1920-1944) avec méfiance, il reste un fidèle de l’Empereur-roi Charles Ier dont il a assisté au couronnement à Budapest en 1916. Il meurt quelques mois avant que celui-ci ne tente de retrouver son trône en 1921.
Son fils Paul V (1901-1989) hérite d’un domaine de dizaines de milliers d’hectares partagés entre l’Autriche et la Hongrie. Ses rapports avec Vienne sont compliqués et prennent un tournant désastreux avec l’arrivée au pouvoir des Nazis en 1938. Berlin voit d’un mauvais oeil ce prince qui ne cache pas sa détestation du chancelier Hitler. Il perd bientôt ses terres autrichiennes. Lorsque le régime de Horthy sombre dans la collaboration, il entre en résistance et sauvera plusieurs juifs d’une mort certaine. L’occupation de la Hongrie par les Soviétiques (1945), l’abolition de cette monarchie sans roi ( 1946) mettent les Esterházy de Galantha en position délicate avec les autorités communistes qui le désigne « ennemi du peuple ». Ses terres lui sont confisquées et il est contraint de vivre dans un petit appartement de Budapest avec son épouse, une danseuse étoile de l’Opéra de la capitale hongroise. Un bref répit car il est arrêté en décembre 1948, accusé de fomenter un complot contre le gouvernement et de fraude fiscale. Torturé, le prince Paul Esterházy de Galantha fit des aveux sous la menace et se voit condamner à 15 ans de réclusion au cours d’un procès retentissant.
Pis, sa famille apprend par la suite que les autorités communistes en Autriche ont également placé leurs biens sous séquestre et en profitent pour les piller le temps de leur présence dans le pays des Habsbourg. Libéré de sa prison lors de la révolution de 1956, la question de ses biens furent au cœur d’un procès et de tensions avec la république autrichienne durant presque 20 ans. Ironie de l’histoire, ce dernier prince austro-hongrois aura eu la satisfaction de voir le régime communiste s’effriter en Hongrie.
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Une maison qui s’inscrit dans le temps et la continuité dynastique
La famille, bien que dépouillée de ses privilèges féodaux, conserve un rôle culturel majeur en Hongrie et en Autriche. Le prince Anton II Esterházy (1936-2025) va poursuivre cette mission de transmission : sauvegarder l’héritage tout en l’ancrant dans le XXIᵉ siècle. Etudiant chez les jésuite, ancien révolutionnaire de 1956, banquier, ce polyglotte créé la Fondation Esterházy en 1994. Elle gère aujourd’hui les domaines historiques d’Eisenstadt et de Forchtenstein, organisant concerts, expositions et programmes éducatifs. Il présidera la commission des affaires étrangères de l’Institut hongrois pour un développement économique respectueux de l’environnement en Europe de l’Est. Anton II mène par la suite diverses activités liées à l’intégration européenne, notamment l’élargissement à l’Est, ultime revanche d’une famille dont les alliances matrimoniales des Esterházy les relient à la plupart des grandes familles d’Europe : Liechtenstein, Schwarzenberg, Lobkowicz ou encore Habsbourg.
Avec le prince Paul VI (né en 1986), actuel chef de la maison, les Esterházy continuent d’incarner l’un des visages les plus brillants et les plus attachants de l’aristocratie d’Europe centrale : une dynastie où le passé nourrit le présent, et où l’élégance du nom se conjugue avec le devoir de mémoire.
Frédéric de Natal
Rédacteur en chef du site revuedynastie.fr. Ancien journaliste du magazine Point de vue–Histoire et bien d’autres magazines, conférencier, Frédéric de Natal est un spécialiste des dynasties et des monarchies dans le monde.