Chaque année sur la place Ménelik II d’Addis Abeba, des milliers d’éthiopiens se rassemblent pour commémorer l’une des plus cinglantes défaites de l’Italie en Afrique. C’est à Adoua, il y a 126 ans, que le négus a mené ses troupes contre les troupes du roi d’Italie. Une bataille devenue le symbole d’une Afrique libre et une fierté nationale pour un pays toujours en pleine crise identitaire. Le Conseil de la couronne éthiopienne, qui représente les intérêts de la monarchie défunte et des descendants d’Hailé Sélassié, a publié un communiqué pour rappeler son importance historique à ses compatriotes.  

 Ils sont des milliers à avoir convergé vers la statue équestre de Ménélik II. Réhabilité depuis la chute du Derg (régime communiste), le négus est devenu une icône nationale qui s’affiche sur les tee-shirts des éthiopiens, tous ornés des couleurs nationales. Empereur de 1889 à 1913, Ménélik II a très vite mené une politique de modernisation de ce pays dont la légende du Prêtre Jean a alimenté durant des siècles les marchands européens. Des explorateurs fascinés à l’idée de poser le pied sur le sol d’une terre qui a, jadis, abrité les amours du roi Salomon et de la reine de Saba. Appelée Abyssinie, l’Éthiopie se transforme très rapidement, l’empereur ne cachant pas son intérêt pour les nouvelles technologies de l’époque comme le train. Parallèlement, il mène une campagne d’extension de ses frontières avec succès. L’empire s’agrandit au détriment de ses voisins et finit par attirer l’œil de toutes les puissances européennes dont l’Italie. Un traité, une mauvaise traduction et le cliquetis des armes ne tarde pas à se faire entendre dans cette partie de l’Afrique de l’Est.

Communiqué du Conseil de la couronne éthiopienne @Dynastie

Une humiliation pour les italiens

Débutée quelques mois auparavant, la bataille d’Adoua va mettre fin à la campagne italienne. Parti de leur colonie d’Érythrée, les deux armées sont à force humaine égale. Mais sur le plan de l’armement, les italiens semblent supérieurs en dépit de la pauvreté de leur équipement militaire. Si leur progression est fulgurante, ils sont rapidement stoppés en décembre 1895. A Rome, les débats au parlement sont vifs et la coalition gouvernementale menace de tomber après avoir connu un bref moment de joie patriotique. Presque 24 heures de combat aussi épuisant pour les uns que pour les autres, ce 2 mars 1896. Une victoire pour les éthiopiens, un « désastre »  pour les italiens qui ont perdu près de 70% de leur armée. Avec la rage du lion, dirigé par des généraux qui connaissaient le terrain, les éthiopiens viennent de remporter une bataille grâce à une unité assez rare pour être soulignée et dont les anticolonialistes vont allégrement se servir par la suite. A Rome, les républicains fustigent cette « aventure », la gauche se déchaîne et la droite se veut déjà revancharde, semant les germes d’une nouvelle conquête à venir sous Mussolini. Le gouvernement tombe, l’Italie plonge dans une série de mouvements sociaux d’une ampleur inédite. Le traité d’Addis Abeba signé en octobre suivant va garantir à l’Éthiopie son indépendance.

Présentation moderne de la bataille d’Adoua en 2022 @Dynastie

Les leçons du passé doivent servir au présent

« Nous avons encore des leçons à tirer de ce moment » avertit le prince Ermias Sélassié qui s’est joint à ses compatriotes pour l’anniversaire de cette bataille. « Pendant quarante ans, notre victoire à Adoua nous a épargné les horreurs de la guerre. Lorsque les armées fascistes ont occupé notre pays en 1936, nos mères et nos pères ont combattu pendant cinq longues années de résistance. Lorsque le successeur de Ménélik, l’empereur Haile Sélassié, retourna en Éthiopie en 1941, il se tint devant le palais de Ménélik et demanda pardon. « Ne rendez pas le mal pour le mal », a-t-il dit à tous ceux qui voulaient l’entendre. Presque tous les Éthiopiens ont entendu des histoires de leurs proches qui se sont battus et sont morts pour défendre notre pays dans cette guerre. Combien d’entre nous auraient la force de faire ce même appel au pardon ? »  demande le président du Conseil de la couronne éthiopienne , gardien des traditions et de l’histoire de son pays. Ermias Sélassié est un petit-fils du dernier négus magnifié par Bob Marley dans ses chansons reggae. Il n’a aucune prétention sur le trône autre que celui d’être le défenseur du patrimoine national et de l’histoire tumultueuse de son pays.

Adoua, un héritage unique de tolérance et de sagesse

«  Pendant quarante ans, notre victoire à Adoua nous a donné la paix. Mais cette paix ne durerait plus jamais aussi longtemps. Par deux fois, avec la génération suivante, nous avons mené des guerres contre la Somalie. Et à la fin du siècle, nous avons mené une guerre insensée contre nos cousins ​​érythréens, indépendants depuis peu. Entre ces crises internationales, nous avons passé une quinzaine d’années enfermés dans une guerre civile alors que notre peuple mourait de faim. Trente ans après la chute du Derg, le souvenir de ces années laisse rêveur de justice » souligne avec gravité le prince impérial qui fait un lien entre passé et présent pour les générations futures. « Nous devons rejeter les tentations du tribalisme, du fédéralisme ethnique, des divisions qui briseront notre pays tout aussi violemment que le colonialisme étranger. Nous devons nous souvenir des bienfaits de la paix et faire tout notre possible pour les obtenir » poursuit cet infatigable guerrier de la cause monarchiste éthiopienne. « Notre pays est blessé, ébranlé, mais toujours uni. Notre peuple s’est rassemblé devant la statue pour célébrer notre victoire et se souvenir de sa leçon d’unité et de force. Certains rejettent encore cette leçon, préférant ne penser qu’à leur propre tribu. Mais cela polarise simplement notre peuple plus qu’avant. La polarisation ne mène qu’à la guerre, et la guerre n’est pas une solution. C’est un cercle vicieux » tente d’expliquer Ermias Sélassié.

Publié en anglais et en araméen (la langue que Jésus Christ aurait parlé ?)  sur le site officiel de la maison impériale, le communiqué met l’accent sur ces leçons d’Histoire que les peuples ont trop tendance à oublier. « Nous devons apprendre de notre héritage unique de tolérance et de sagesse » écrit en guise de conclusion le prince impérial qui lance un nouvel appel à l’unité et dans l’esprit de ce que fut Adoua, la bataille éternelle de l’Éthiopie, pays trop longtemps sacrifié sur l’autel des idéologies politiques de la Guerre froide.

Frederic de Natal