Dressé sur les hauteurs du Lamentin, le château Aubéry impose encore sa silhouette massive au paysage martiniquais. Plus qu’une demeure abandonnée, témoin des grandes heures du colonialisme, le château Aubéry est un lieu de mémoire, où l’histoire, la rumeur et le mystère continuent de dialoguer en silence.
Il est des lieux qui, même abandonnés, ne semblent jamais vides. À Croix-Rivail, sur les hauteurs du Lamentin, le château Aubéry surgit derrière les arbres comme une apparition. Sa silhouette massive, mangée par la végétation et le temps, domine encore les terres qui l’ont vu naître. À mesure que l’on s’en approche, un sentiment étrange s’impose : ici, l’histoire ne s’est pas tue. Elle attend.
Ancien symbole de réussite sociale et de domination économique, le château Aubéry est aujourd’hui l’un des édifices les plus mystérieux de la Martinique. Splendeur Art déco, fortunes coloniales, scandales politiques, crime jamais élucidé : rares sont les demeures qui concentrent à ce point les fractures et les non-dits d’une société.
Une demeure née de l’ambition d’un homme
Au XIXe siècle, le sucre est le cœur battant de l’économie martiniquaise, dont les origines plongent dans le commerce triangulaire, structurant la hiérarchie sociale et les rapports de pouvoir. Posséder la terre, c’est posséder les hommes.
Issu d’un milieu modeste, Eugène Aubéry (1879-1942) gravit rapidement les échelons de la société coloniale martiniquaise. Sa famille a débarqué au cours du XVIIIe siècle dans cette île des Caraïbes. Ce sont des négociants de Marseille qui souhaitent faire fortune. Ils vont rapidement se faire un nom à la Martinique, côtoyant ceux de l’aristocratie. Le destin d’Eugène Aubéry bascule avec son mariage avec Berthe Hayot, fille de Gabriel Hayot, considéré comme le béké le plus riche de l’île. Grâce à cette alliance, il accède aux cercles les plus influents et devient directeur de la très lucrative usine sucrière du Lareinty.
Eugène Aubéry décide de faire construire une demeure à la hauteur de ses ambitions. Ce sera le château qui porte son nom dont les fondations vont s’élever sur une autre appelée Maison Rivali. Débutée en 1928, sa construction va durer deux ans. La propriété s’étend alors sur près de cinq hectares, comprenant jardins, verger, dépendances, garages, cuisines, et même un poulailler.
L’architecte Germain Olivier, assisté de Bolesco et de l’entrepreneur italien Volpi, conçoit un bâtiment spectaculaire de quatre étages et près de trente pièces, mêlant Art déco et accents néoclassiques. Le choix du ciment armé, moderne pour l’époque, témoigne de la volonté d’afficher un pouvoir résolument tourné vers le progrès et la modernité. Sur le perron, une mosaïque discrète rappelle l’identité de son maître : les initiales « AE », comme une signature gravée dans la pierre.
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L’ombre d’André Aliker
Le nom d’Aubéry est indissociable de celui d’André Aliker, journaliste et militant communiste, Né au Lamentin en 1894, c’est ancien combattant de la Première Guerre mondiale. Sa citation à l’ordre du régiment évoque un : « modèle parfait de dévouement et de courage. Toujours volontaire pour les missions les plus périlleuses au cours desquelles il entraîne ses hommes par son allant, son mépris du danger ». A son retour, il s’engage dans le syndicalisme et d’employé de commerce devient rédacteur en chef du journal Justice, organe du Parti communiste martiniquais qui entend lutter contre toute forme de colonialisme sur l’île.
Dans ses articles incisifs, signés des pseudonymes « Zoupa » ou « l’œil de Moscou », il dénonce sans relâche les injustices sociales, la corruption et les abus de pouvoir. En 1933, il révèle un vaste scandale mêlant fraude fiscale et corruption de magistrats, au cœur duquel figure Eugène Aubéry. Entre les deux hommes, une haine sociale qui n’a aucune limitE. Pour les Békés, le journaliste est l’homme à abattre d’autant que son frère, Pierre, est également un militant actif, futur fondateur du Parti progressiste martiniquais (PPM) avec l’écrivain Aimé Césaire. Les tentatives d’intimidation se succèdent. Un « arrangement » financier est proposé à Aliker par le beau-frère d’Eugène Aubéry. Il refuse et rapporte l’épisode dans son journal personnel. Les représailles s’organisent alors : crédits coupés, imprimerie bloquée, menaces ouvertes.
Comme il ne fléchit pas, le 3 novembre 1933, André Aliker est violemment passé à tabac devant sa famille alors qu’il sort d’une représentation de cirque. Cela n’arrête pas le journaliste de divulguer des informations. Le scandale menace la stabilité du château Aubéry. Il est temps d’agir. Le 1er janvier 1934, Aliker est enlevé, ligoté et jeté à la mer. Il survit miraculeusement grâce à ses talents de bon nageur. Sa plainte au plainte au commissariat de Fort-de-France n’aura pas de suite. Il se confie à son frère, lui parle des menaces, réclame une autorisation de port d’armes qui ne viendra jamais. « Après l’attentat du jour de l’an, je suis convaincu qu’Aubéry a mis ma tête à prix »., écrit -il dans une lettre.
Le 12 janvier, son corps supplicié est retrouvé sur la plage de Fond Bourlet, à Case-Pilote. L’émotion est immense. L’enquête traîne (le premier juge est subitement renvoyé en métropole, le second peu pressé de faire naître la vérité), le procès se solde par un acquittement général des suspects arrêtés dans cette affaire. Eugène Aubéry, convoqué comme témoin, ne se présente pas et écope d’une simple amende. Marcel Aliker, son autre frère, furieux, tente de l’assassiner, mais son pistolet s’enraye au moment il veut tirer.
Aujourd’hui encore, le mystère demeure sur les véritables commanditaires de ce meurtre aux relents colonialistes.

Le château et la rumeur du drame
La mort brutale d’Eugène Aubéry en 1942 marque un tournant pour l’histoire du château. Sa veuve et leurs huit enfants quittent précipitamment le château, abandonnant la demeure à un silence soudain. Deux explications circulent toujours de nos jours.
La première est rationnelle : l’entretien d’un tel édifice dépasse les capacités financières de la famille privée de son patriarche. La seconde relève du mythe — ou peut-être de l’indicible : la maison serait devenue inhabitable, chargée d’une atmosphère oppressante, presque maudite. Un habitation maudite baignée du sang de sa victime. Le château Aubery est peu à peu abandonné par la famille qui ne souhaite pas faire revivre les soirées mémorables de la société coloniale.
Les Martiniquais, eux-mêmes, évitent ce lieu qui se délabre au fur et à mesure des décennies. On parle de fantômes aperçus dans la nuit, de bruits suspects, de pleurs entendus, de lumières mystérieuses. Si la demeure devient lieu d’urbex, entourée de carcasses de voitures abandonnées, personne n’a daigné la détériorer. À l’intérieur, le temps semble suspendu. Les ferronneries Art déco, les baignoires anciennes, les décors en staff, les carrelages d’origine témoignent encore d’un luxe intact, figé dans les années 1930. Mais l’abandon a fait aussi son œuvre : plafonds effondrés, murs fissurés, végétation envahissante.
Peu après l’abandon du château, le Conseil général de la Martinique en devient propriétaire. En 1956, la demeure accueille l’École Normale, puis une école d’agriculture. Malgré ces usages institutionnels, le bâtiment ne parviendra jamais à retrouver une véritable stabilité. Vendu pour un franc symbolique à la commune de Ducos en 1987, puis transmis à des propriétaires privés, le château tombe peu à peu en ruine. L’édifice est finalement classé monument historique en 1992, reconnaissance tardive d’un patrimoine aussi remarquable que dérangeant.
Le château Aubéry n’est pas une simple ruine coloniale. Il est encore aujourd’hui le reflet d’une Martinique traversée par les contradictions de son histoire : richesse et exploitation, modernité et injustice, gloire et violence. Entre ses murs silencieux, se croisent les ambitions d’un homme, le combat d’un journaliste et les fantômes d’un passé jamais totalement apaisé.
Demeure de pouvoir devenue demeure de mystère, le château Aubéry continue de hanter l’imaginaire martiniquais, rappelant que certaines pierres, même abandonnées, n’oublient jamais.
Frédéric de Natal
Rédacteur en chef du site revuedynastie.fr. Ancien journaliste du magazine Point de vue–Histoire et bien d’autres magazines, conférencier, Frédéric de Natal est un spécialiste des dynasties et des monarchies dans le monde.







