Érigé au cœur des Champs-Élysées, l’hôtel de la Païva se distingue par son décor opulent et par l’histoire singulière de sa fondatrice, Esther Lachmann. Construit sous le Second Empire, il demeure l’un des rares témoignages conservés de cette époque.

Perché au 25, avenue des Champs-Élysées, l’hôtel de la Païva est l’un des hôtels particuliers les plus flamboyants du Paris du Second Empire. Construit entre 1855 et 1866 à la demande d’une femme devenue légende — Esther Lachmann, mieux connue sous le nom de La Païva — ce palais intime, aujourd’hui siège du Travellers Club, concentre l’exubérance décorative, le savoir-faire technique et l’audace sociale de la Belle Époque naissante.

Sa survie presque intacte, sa richesse matérielle et artistique, ainsi que son histoire singulière en font un véritable joyau du patrimoine français.

La Païva @wikicommons

La Païva : Une figure du Second empire

Née en 1819 dans une modeste famille juive du quartier du Taganski à Moscou, Esther Lachmann grandit loin des éclats du grand monde. Enfant vive, intelligente, déterminée, elle rêve tôt d’une destinée plus large que celle que lui offre son milieu. Mariée jeune à un modeste tailleur français, elle ne tarde pas à quitter ce foyer étriqué en s’enfuyant avec un inconnu pour rejoindre Berlin, puis Paris, ville-monde où s’inventent les fortunes et les légendes, laissant derrière elle un fils qu’elle eu de son mariage.

Dans la capitale, la jeune Esther gravit les échelons de la prostitution demi-mondaine avec une rapidité fulgurante. Sous le nom de Thérèse Lachmann, elle apparaît dans les salons, fréquente écrivains, musiciens, diplomates, banquiers. Sa beauté atypique, sa vivacité d’esprit, sa mémoire prodigieuse et sa culture acquise à force de lectures et de conversations brillantes en font une figure immédiatement repérée. Elle aura un second enfant mais qui meurt prématurément. Esther n’a pas de fibre maternelle, elle entend jouir du temps présent sans les inconvénients qui vont avec.

C’est aussi une femme d’affaires avisée : elle investit, négocie, se protège, capitalise. Elle n’est pas seulement une courtisane — elle est une stratège. Elle multiplie les amants, comme le duc de Gramont, qui la couvre de cadeaux. Son premier mari tente de la reconquérir mais elle le repousse avec mépris. Il n’est plus à la taille de ses ambitions. L’homme en meurt de tristesse peu de temps avant le mariage de sa femme avec le marquis portugais Albino Francisco de Paiva en 1849. Un mariage de circonstance auquel elle a cédé. Au lendemain des noces, elle lui déclare avec froideur : « chacun ayant obtenu ce qu’il voulait, il convient d’en rester là ». Leur union, éphémère, lui donne toutefois un nom qui deviendra légendaire : La Païva.

Mais, son véritable coup du destin survient lorsqu’elle rencontre l’un des industriels les plus riches d’Europe, l’Allemand Guido Henckel von Donnersmarck (1830-1916) issu d’une ancienne famille de la noblesse hongroise et dont les origines remontent au XVe siècle. Elle devient sa compagne, puis son épouse en 1871, obtenant ainsi rang, fortune, et pouvoir. Un mariage aussi politique puisque grâce aux relations de son épouse, le comte von Donnersmarck, cousin du chancelier Bismarck, est celui qui va mener les négociations d’indemnisation mise en place par le Reich pour la France au titre des dommages de guerre. En récompense, l’aristocrate devient gouverneur de la Lorraine annexée par l’Allemagne unifiée sur les cendres du Second Empire.

Et pour mettre en scène cette réussite sociale, il lui fallait un décor à sa mesure : un palais.

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Hôtel de la Païva @wikicommons

Une commande gigantesque : l’exubérance du Second Empire

Les travaux débutent vers 1855 sous la direction de l’architecte Pierre Manguin et s’étalent près d’une décennie, jusqu’en 1866. L’ambition était double : bâtir un hôtel particulier somptueux directement sur l’avenue la plus prestigieuse de la capitale et créer en son cœur un écrin apte à recevoir la société littéraire, politique et artistique du temps. Le coût, les matériaux rares et la durée des travaux défrayèrent la chronique et firent du chantier un événement social autant qu’une prouesse architecturale.

L’hôtel de la Païva est exemplaire du goût historiciste et éclectique du Second Empire : une réinterprétation luxueuse des codes de la Renaissance italienne, mêlée à des audaces décoratives orientalisantes. Parmi ses éléments les plus remarquables :

  • L’escalier d’honneur en onyx jaune : pièce maîtresse du vestibule, sculpté et poli, il témoigne d’un usage ostentatoire de matériaux rares.
  • Le grand salon et le plafond peint par Paul Baudry : le plafond allégorique (souvent appelé Le Jour pourchassant la Nuit ou œuvres voisines de Baudry selon les sources) et les boiseries sculptées créent un effet théâtral propre aux réceptions fastueuses de La Païva.
  • La salle de bains de style mauresque : luxueuse et exotique, elle illustre la fascination du XIXᵉ siècle pour les arts d’Orient et la capacité des commanditaires à importer des formes stylistiques lointaines.
  • Le jardin suspendu et les façades ciselées : le parti pris d’une demeure visible depuis l’avenue des Champs-Élysées renforce sa dimension de théâtre public du luxe privé.

Ces choix décoratifs — matériaux rares, marbres, boiseries, dorures, plafonds peints — sont autant de démonstrations de pouvoir marchand et social. Ils témoignent aussi d’un travail d’artisans et d’ateliers d’art réunis autour d’une commande unique, dont la conservation aujourd’hui permet de lire le degré d’excellence technique atteint à l’époque.

Salle de lecture de l'hôtel de la Païva @wikicommons/ A. Rauchen

Un joyau du patrimoine français

Femme de passions, elle s’impose comme l’une des grandes figures féminines d’un Paris où le prestige et l’argent façonnent les réputations. La Païva organise des dîners peuplés d’écrivains, d’artistes, d’hommes politiques. Gautier, Renan, les frères Goncourt évoquent tous sa demeure et sa conversation.  L’hôtel n’est pas seulement une vitrine de richesse, il fonctionne comme un lieu d’échanges et de représentations, où la mondanité se mêle à la production culturelle du Second Empire dont elle gardera un souvenir luxueux par la suite : un collier de 600 000 francs ayant appartenu à l’Impératrice Eugénie.

Elle scandalise les bien-pensants qui la jugent ambitieuse et dérangeante, mais fascine par sa culture, son esprit et sa capacité à s’imposer dans un univers dominé par les hommes. Le gouvernement la suspecte même d’être devenue une espionne au service de l’Allemagne, la contraignant à quitter le pays en 1877. Elle meurt le 21 janvier 1884, âgée de soixante-cinq ans.

Au XXᵉ siècle l’hôtel quitte la saga familiale pour se transformer en lieu institutionnel : dès 1903 il devient le siège du Travellers Club, gentlemen’s club fondé la même année, qui acquiert finalement l’immeuble en 1923. Malgré quelques aménagements nécessaires pour son nouvel usage (remplacement de certaines dépendances par des locaux commerciaux, adaptations de confort), l’essentiel du décor intérieur et des pièces d’apparat a été conservé. L’hôtel a été classé au titre des monuments historiques, ce qui a sanctionné légalement sa valeur patrimoniale et assuré des protections pour sa conservation.

Au fil des décennies, des campagnes de restauration ont cherché à préserver l’authenticité des décors tout en adaptant l’usage du bâtiment. Des visites guidées ponctuelles et des publications (le Musée des Arts décoratifs a, par exemple, documenté l’édifice dans des catalogues) contribuent à diffuser la connaissance de ce patrimoine. Le maintien d’un usage – celui d’un club privé – a parfois limité l’accès au grand public, mais a en revanche joué un rôle protecteur pour les volumes et les décors intérieurs.

L’hôtel de la Païva est plus qu’une folie de luxe, il est encore le témoin d’une époque faste : il est le miroir d’un XIXᵉ siècle où l’argent, l’ambition personnelle et l’artifice formaient une combinaison nouvelle. À travers Esther Lachmann, sa maison raconte une histoire de transgression sociale, de mécénat privé et d’excellence artisanale. Sa préservation permet aujourd’hui de toucher du doigt la complexité du Second Empire — son éclat, ses contradictions et ses talents, une demeure qui reste un joyau du patrimoine français.

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Frédéric de Natal

Rédacteur en chef du site revuedynastie.fr. Ancien journaliste du magazine Point de vue–Histoire et bien d’autres magazines, conférencier, Frédéric de Natal est un spécialiste des dynasties et des monarchies dans le monde.

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