Entre un destin contrarié, des espoirs de couronnes étrangères et une vie personnelle marquée par l’échec et la mélancolie, le prince Joachim de Prusse incarne l’ombre dramatique de la maison impériale allemande.

C’est au château de Berlin que le prince Joachim Franz Humbert de Prusse ouvre les yeux sur un monde en pleine ébullition. Il va grandir dans cette demeure de la famille impériale des Hohenzollern, une dynastie qui a unifié l’Allemagne en 1870, sur les cendres du Second Empire ,à la suite de la guerre franco-prussienne. C’est le sixième fils de l’Empereur Guillaume II (1859-1941) et d’Augusta-Victoria de Schleswig-Holstein-Sonderbourg-Augustenbourg (1858-1921).

Sur les épaules de ce cadet, un lourd héritage militaire qui ne laisse pas de place à l’indiscipline. Comme tous ses frères et ses soeurs, le prince Joachim est éduqué à la Prinzenhaus de Plön, résidence transformée en école pour les fils du souverain. Bien que quelques enfants eussent été soigneusement sélectionnés pour être les camarades de classes des enfants du monarque, dans la réalité, ils n’en fréquentaient pas d’autres. Leur seule sortie ludique était une ferme pédagogique érigée afin qu’ils prennent conscience de l’importance de l’agriculture, de la terre, mère nourricière de l’Empire.  Une vie austère qui fit vite comprendre à Joachim de Prusse qu’il se devait d’être à la hauteur de son nom.

Une fois son éducation achevée, il décide d’embrasser une carrière militaire. En 1911, il intégra le prestigieux 1er régiment de la Garde à pied.

L’officier blessé et le fiancé contrarié

La Première Guerre mondiale bouleversa sa destinée. Capitaine de cavalerie, il fut grièvement blessé à la cuisse lors de la bataille des lacs de Mazurie (1914), le contraignant à se reposer loin du front où il entendait pourtant prouver sa valeur. Pendant que l’Allemagne accumulait victoires comme défaites, l’Empereur et l’Impératrice concoctait des projets plus intimes pour leur fils. Sans se soucier de ses sentiments personnels. Très amoureux de la princesse Elizabeth d’Urach, des divergences religieuses ne permettaient pas à Joachim de lui passer la bague au doigt en dépit de son insistance. Le prince s’enferma dans ses illusions et un certain romantisme. Sa déception fut à la hauteur de sa surprise quand Guillaume II lui annonça un beau matin qu’il allait épouser la princesse Marie-Auguste d’Anhalt (1898-1983).

Le jeune Joachim ne s’en remit pas. « Ma mère a détruit mon bonheur », confiait-il à ses amis, accusant l’impératrice Augusta-Victoria, protestante stricte, d’avoir brisé ses rêves. Ce ressentiment marqua le début d’une vie conjugale malheureuse.  De guerre lasse, le prince Joachim de Prusse finira par agir en soldat et passer à l’église le 11 mars 1916. De ce mariage naquit pourtant un fils, Karl Franz Joseph de Prusse (1916-1975). Mais l’union ne tarda pas à s’effondrer, rythmée par les infidélités et les rancunes.

Des trônes rêvés, jamais obtenus

Dans ces années de guerre et de bouleversements, plusieurs couronnes étrangères effleurèrent les mains de Joachim sans jamais s’y poser.

En Irlande, lors de l’insurrection de Pâques 1916, certains leaders indépendantistes songèrent à offrir le trône d’une Irlande libre au prince prussien.  Dans ses mémoires, le révolutionnaire, homme politique et poète irlandais Desmond FitzGerald écrit à ce propos : « Cela aurait certains avantages pour nous. Cela signifierait qu’un mouvement de désanglicisation se propagerait du chef de l’État vers le bas, car ce qui était anglais lui serait étranger. Il se tournerait naturellement vers ceux qui étaient plus irlandais et gaéliques, comme vers ses amis, car les éléments non nationalistes de notre pays s’étaient montrés si farouchement anti-allemands… Pour la première génération environ, il aurait été avantageux, compte tenu de notre faiblesse naturelle, d’avoir un dirigeant qui nous liait à une puissance européenne dominante. Par la suite, lorsque nous serions mieux préparés à faire front commun, ou lorsqu’il serait peut-être indésirable que notre dirigeant se tourne, par choix personnel, vers une seule puissance plutôt que de se laisser guider par ce qui était le plus naturel et le plus bénéfique pour notre pays, le dirigeant de l’époque serait devenu entièrement irlandais. ».

Ernest Blythe se souvient qu’en janvier 1915, il avait entendu les deux révolutionnaires Joseph Plunkett [1887-1916] et Thomas MacDonagh [1878-1916] exprimer leur soutien à cette idée lors d’une réunion irlandaise. Bulmer Hobson, l’influent secrétaire des Volontaires irlandais, était parmi les participants. Aucune objection n’a été formulée et Blythe lui-même a déclaré trouver l’idée « extrêmement séduisante ».

En Lituanie, après la proclamation d’indépendance du 16 février 1918, le nom de Joachim circula parmi les candidats au trône. Mais son nom fut finalement écarté par les Lituaniens, craignant une mainmise de Berlin sur leur nouveau pays. C’est finalement au duc Guillaume d’Urach qui sera élu sous le nom de Mindaugas II (sans jamais monter sur le trône). En Géorgie également, certains milieux monarchistes le virent comme un potentiel souverain, poussés en ce sens par son représentant allemand, le comte Friedrich Werner von der Schulenburg (dont le nom marquera l’histoire du Troisième Reich. En vain.

L’ombre de la folie

À partir de mai 1918, le prince fut examiné par le psychiatre Robert Eugen Gaupp, qui décrivit un homme colérique, impulsif, sujet à de violentes crises, pris par des tics faciaux, extrêmement excitable émotionnellement et sexuellement. « Son sens aigu de sa propre valeur », écrivait-il, le rendait incapable d’accepter la moindre contrariété. Dans son rapport, le médecin évoque même une « anomalie congénitale » afin d’expliquer l’état de dépression chronique du prince impérial.

La chute de l’empire allemand, l’abdication de Guillaume II (novembre 1918), l’exil, une vie sans privilèges acheva profondément d’atteindre Joachim de Prusse qui menait la vie impossible à ses proches. Sa vie personnelle sombra davantage après la guerre. Sa femme le trompa avec un imposteur, demanda le divorce, mais Guillaume II refusa catégoriquement d’accepter une telle requête de la part de sa bru. La princesse Marie-Auguste d’Anhalt dut attendre la proclamation de la République pour obtenir ce qu’elle désirait (1919). Le prince, miné par le ressentiment et l’humiliation, s’installa en Suisse. Ses derniers espoirs se tournèrent vers le putsch organisé par Wolfgang Kapp (1920), qui devait, pensait-il, restaurer la monarchie. Ce fut un échec et Joachim s’enferma de plus en plus dans la nostalgie d’une ère passée.

Une fin dramatique

Dans la nuit du 17 juillet 1920, après une fête donnée par son cousin Frédéric Sigismond de Prusse au château de Glienicke, Joachim tenta de se donner la mort avec un revolver. Transporté à l’hôpital Saint-Joseph, il s’éteignit le lendemain, à seulement 29 ans. Son frère Eitel Frédéric révéla alors qu’il souffrait d’« une certaine démence excessive ». Son corps fut d’abord inhumé à l’église de la Paix de Potsdam, puis transféré en 1931 dans le Temple des Antiquités de Sanssouci, auprès de sa mère et de proches de Guillaume II.

Prince soldat, prince mal-aimé, prince aux rêves de royaumes étrangers, Joachim de Prusse incarne le destin contrarié d’une génération impériale engloutie par la guerre et la chute de l’Empire allemand. Dans ses ultimes instants, le dernier fils de Guillaume II porta sans doute en lui le poids d’une dynastie brisée et le fantôme de trônes jamais conquis.


Frédéric de Natal

Rédacteur en chef du site revuedynastie.fr. Ancien journaliste du magazine Point de vue–Histoire et bien d’autres magazines, conférencier, Frédéric de Natal est un spécialiste des dynasties et des monarchies dans le monde.

Ses autres articles

Privacy Preference Center