D’essence aristocratique, ce sont les jeunes britanniques qui vont populariser le « Grand tour » avant que celui-ci ne devienne rapidement une mode dans toute l’Europe, la Russie et les Etats-Unis. Un projet que souhaite faire revivre Nicolas de Villiers, président du Puy du Fou. La Revue Dynastie se penche sur l’histoire du « Grand tour » , l’ancêtre du tourisme moderne.
En novembre 2016 est créé The Grand Tour un programme télévisé qui succède à l’ancien Top Gear jusqu’alors diffusé sur la BBC. Les trois compères anglais férus d’automobiles, Jeremy Clarkson, Richard Hammond et James May, ont voulu renouveler leur émission. Si le trio continue de présenter divers modèles de véhicules de manières humoristiques dans une émission ponctuée de pitreries, il délaisse désormais la tranquillité du plateau télé pour renouer avec une très vieille tradition anglaise, celle du « Grand tour ». Le nom choisi est loin d’être anodin, et sans accorder au « show » des trois Anglais une quelconque valeur historique, il n’en demeure pas moins que cette émission télévisée reste fidèle en certains points à ce qui a été le « Grand tour » historique. On y retrouve le désir curieux du voyage et le parcours de longs itinéraires pour découvrir la culture, l’histoire et les paysages d’un pays. Plus récemment encore, Nicolas de Villiers, en collaboration avec la SNCF, a lancé ce qu’il appelle Le Grand Tour. Le président du Puy du Fou entend ainsi mettre sur le rail un projet ferroviaire inédit, une sorte d’orient-express franco-français, dont la première édition en 2023 permettra à la trentaine de voyageurs chanceux de découvrir les « splendeurs françaises » à bord d’un train luxueux qui traversera le pays. Ainsi de part et d’autre de la Manche, il semble y avoir depuis quelques années un regain d’intérêt pour ce fameux « Grand tour » que les historiens considèrent comme l’une des premières formes dE tourisme moderne.
Dolce vita pour la gentry britannique
L’origine de ce voyage remonte au XVIe siècle. Initialement, le terme de « Grand tour » désigne le trajet accompli par les jeunes nobles anglais, lorsqu’ils ont entre vingt et vingt-cinq ans, afin de découvrir l’Italie antique et de voyager dans toutes les villes d’Europe dignes d’intérêt. Dès lors, ce « tour » bouleverse la conception du voyage que l’on avait jusque-là. Celui-ci n’est plus seulement religieux, comme l’étaient les pèlerinages qui motivaient la majorité des pérégrinations occidentales, puisque son objet est avant tout profane. En témoigne l’attirance première pour les vestiges italiens. Mais la rupture vient également du fait que le voyage de ces nobles itinérants s’émancipe de tout intérêt économique ou politique. En réalité, l’unique finalité de ce « tour » est son apport culturel ainsi que sa qualité formatrice. C’est pour cela que le « Grand tour » naît de la jeunesse anglaise, celle des gentlemen dont la qualité est de se distinguer. Le rôle des Anglais est donc décisif. Ce sont les créateurs du « Grand tour » qui devient rapidement une grande mode européenne. Ce sont eux aussi qui lui donnent son nom, en détournant, nous dit l’historien Yves Hersant[1], l’expression française éponyme utilisée de manière plus prosaïque pour désigner les besoins naturels de l’homme…
L’ancêtre d’Erasmus
Le « Grand tour » est avant tout un rite initiatique, du moins au XVIe et au XVIIe siècles. Il sert à former un individu en lui donnant la possibilité d’accroître ses connaissances et d’acquérir un savoir-vivre. La dimension pédagogique de ce voyage est peut-être plus éloquente avec les mots que Colbert adresse à son fils[2], le marquis de Seignelay, quand celui-ci s’apprête à faire son voyage à travers l’Europe et que son père lui demande d’être « appliqué » et « diligent ». En outre, si les itinéraires diffèrent, on retrouve dans tous les « Grand tour » de ces siècles une antienne commune, celle du goût pour le savoir et la curiosité. En somme, la volonté de s’intéresser à tout pour s’étonner de tout. Deux pays constituent alors les destinations privilégiées. D’abord l’Italie, où les principales routes empruntées par les voyageurs traversent Venise, Rome, Florence, Naples, Bologne ou encore Ancône. La France, ensuite, où à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, la noblesse européenne est habitée d’une curiosité particulière pour Versailles. Bien que d’autres régions du royaume suscitent également l’intérêt des voyageurs. C’est le cas notamment de la vallée du Rhône qui ouvre la voie pour l’Italie. L’Allemagne comprend-elle aussi plusieurs itinéraires de voyages importants dont les trajets descendent vers l’Italie en passant par les terres autrichiennes et suisses. Dans une moindre mesure, ce que les Anglo-saxons appellent les « Low Countries », et que nous nommons maintenant le Benelux, ont vu eux aussi des jeunes nobles débarquer dans leurs villes.
Le début du tourisme européen
Au XVIIIe siècle, la philosophie supplante l’intérêt pédagogique du « Grand tour ». L’acquisition de connaissances par le voyage ne sert plus une curiosité individuelle, mais le progrès général de l’humanité. Les philosophes et les Lumières veulent ainsi clairement joindre l’utile à l’agréable, le second devant être subordonné au premier. Au cours du siècle il y a donc une attention croissante pour les questions philosophiques, mais aussi religieuses, politiques et économiques. On s’intéresse désormais à la législation, aux coutumes, aux institutions etc. L’intérêt pour l’art, et pour les vestiges antiques ne disparaît pas, mais à ceux-ci vient s’ajouter le désir de s’émerveiller devant des paysages singuliers. L’un des témoins de ce « Grand tour » philosophique c’est Montesquieu qui a visité l’Allemagne, la Hongrie, la Hollande, l’Angleterre, – et sans manquer d’intérêts pour l’Italie – Gênes ainsi que Venise. Voyage à l’issue duquel il élabore sa théorie des climats. C’est peut-être aussi Rousseau, dont l’Émile du traité éponyme doit voyager à travers l’Europe pour devenir un parfait citoyen.
Un voyage qui évolue au gré de la demande
Ainsi le « Grand tour » n’est pas une pratique fixée. Au contraire, le voyage va évoluer avec l’air du temps. Si les guerres révolutionnaires empêchent les voyageurs de se rendre sur les routes, comme les guerres de Religion en leur temps, elles amorcent aussi le déclin du « Grand tour » traditionnel des nobles européens. Pourtant le « tour » ne disparaît pas, il change seulement de forme. À la chute de l’empire, il retrouve des adeptes et notamment des nouveaux venus d’Amérique. Au XIXe siècle l’attrait romantique s’impose. On délaisse alors les vestiges antiques pour les ruines médiévales. On quitte aussi les grandes villes pour se promener dans les Alpes, le Jura, dans les lacs du Nord de l’Italie ou encore dans la vallée du Rhin. L’époque impériale marque aussi les esprits et certains voyageurs font des détours pour visiter les champs de bataille où la Grande Armée a combattu et c’est notamment le cas de celui de Waterloo. Au cours du siècle, le « Grand tour » est de moins en moins réservé à une élite puisqu’il s’ouvre aux classes plus modestes et moins instruites du fait notamment de la révolution industrielle avec l’essor des chemins de fer à partir des années 1840. Les changements de forme du « Grand tour » au XIXe siècle constituent, semble-t-il, une pratique pionnière dans ce que devient ensuite le tourisme. Avec le romantisme, les tenants pédagogiques du « tour » se sont effacés pour laisser davantage place aux loisirs de la promenade.
Enfin, peut-être que le « Grand tour » n’a jamais disparu. Entre les voyages des gentlemans anglais de la génération des Tudors et les projets contemporains de réhabilitation, il n’y eut, en réalité, qu’une évolution dans la manière de pratiquer le « tour ». Avant même la création de l’émission britannique de 2016 et du projet de Nicolas de Villiers, rappelons que les universités européennes ont mis un point d’honneur à faire voyager leurs jeunes étudiants avec la création en 1987 du programme Erasmus. La formation par le voyage est donc une vieille tradition européenne.
Léopold Buirette
[1] Yves Hersant, « Grand Tour » et Lumières ». in : Jackie Pigeaud, Les voyages : rêves et réalités VIIe Entretiens de la Garenne Lemot, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 69.
[2] Ibid., p. 70.