Alors que des centaines de Habsbourg-Lorraine, une maison qui a dirigé une large partie de l’Europe durant 800 ans jusqu’à sa chute en 1918, se sont rassemblés sur l’ile de Madère afin de commémorer le décès de l’empereur Charles survenu il y a un siècle, la Revue Dynastie revient sur le destin de ce Bienheureux, à travers les yeux de son fils, l’archiduc Otto de Habsbourg-Lorraine. Une véritable leçon d’Histoire à découvrir.
Contraint à l’exil à Madère après avoir tenté vainement de s’emparer pour la deuxième fois consécutive du trône de Hongrie, l’empereur Charles d’Autriche-Hongrie réside depuis fin novembre 1921 à la villa Quinta do Monte avec sa famille. Ils vivent dans le dénuement le plus total, faisant face à l’adversité avec un courage impressionnant. Y compris pour tous les familiers qui daignent leur rendre visite sur cette île portugaise balayée par un vent océanique. Un climat qui ne sied guère à Charles qui va contracter un « mauvais rhume ». Alité, on lui diagnostique finalement une pneumonie double qui va très rapidement l’affaiblir. Otto de Habsbourg-Lorraine a 10 ans quand il est mené prêt de son père. Il a compris qu’il doit se préparer à l’inéluctable. Entre les mains de Charles, un chapelet et sur sa table de chevet, une bible. Charles est un homme à la foi inébranlable, acceptant son sort comme un martyr. Au matin du 1er avril, il bénit son fils aîné, lui donne « les recommandations les plus graves et les plus élevées » nous rapporte Marie-Madeleine Martin dans une biographie qu’elle a consacré à l’archiduc en 1959, intitulée « Othon de Habsbourg, prince d’Occident » parues aux éditions de Conquistador.
L’agonie de Charles Ier
Face au jeune prince qui ne verse aucune larme, cheveux ondulés, il offre « toutes ses souffrances pour le salut des peuples qui lui avaient été confiées au jour de son accession au trône ». Vers 11 heures du matin, son épouse, Zita de Bourbon-Parme, fait apporter le Saint-Sacrement que l’on expose dans la chambre. Les secours de l’Église donnés, dans un dernier geste, l’impératrice (qui est enceinte de leur dernier enfant) place la tête de Charles sur son épaule, à la place même où on avait apposé une couronne, afin de d’atténuer ses douleurs. Il est en sueur, respire de plus en plus mal. Il tourne sa tête vers le Saint-Sacrement et s’écrie : « Que votre volonté soit faîte ». Charles Ier, empereur d’Autriche, roi de Hongrie, vient d’expirer et la monarchie des Habsbourg de se draper d’un voile noir qui ne quittera plus jamais l’impératrice Zita tout au long du reste de sa vie. Quittant la chambre, elle se dirige vers Otto de Habsbourg-Lorraine, s’agenouille devant lui et lui baise la main. L’Histoire a horreur du vide et l’Autriche, devenue une république au lendemain de la Première guerre mondiale, va apprendre qu’elle a un nouveau prétendant au trône.
Othon II, empereur d’Autriche, roi de Hongrie
C’est un tournant pour le jeune archiduc qui égrenait son chapelet chaque jour et qui priait pour le salut de son père. Le destin vient de placer sur ses épaules une lourde responsabilité qu’il va assumer, un fardeau dont il va s’acquitter avec dignité. L’enfant ne pleure pas, il affronte cette épreuve dans la crispation et la noblesse. On lui a appris que les « rois ne pleurent pas ». La foule massée sur le bord de la route, et tout autour de l’église Nossa Senhora do Monte qui va accueillir le corps de Charles, est étreinte par l’émotion lorsqu’elle aperçoit Otto dont le visage est « pâle » d’après les témoins de l’époque. Pourtant, il ne faiblit pas et salue les gens comme un empereur le ferait. Il va vivre dans le souvenir de son père et suivre son chemin, profondément catholique et constamment au chevet des peuples qui ont composé l’ancien empire défunt dont il a partagé également l’agonie. Il a connu l’empereur François Joseph et a même sauté sur ses genoux. Otto de Habsbourg-Lorraine ne se lassera jamais d’évoquer la figure de son père devenu Bienheureux en 2004 grâce à la bienveillance du Pape Jean-Paul II qui était toujours resté fidèle à la famille impériale (son père avait servi comme officier l’empereur Charles).
« Il voulait mettre un terme aux souffrances de ses soldats »
Interrogé par Jean-Paul Picaper, auteur d’un livre-questions réalisé avec Otto de Habsbourg-Lorraine, « Mémoire d’Europe » (1993), aux éditions Critérion, le prétendant au trône est revenu sur les actions de son père. Monté sur le trône en novembre 1916, « il voulait mettre un terme aux souffrances de ses soldats. C’était un pacifiste raisonnable. Il servait en soldat, mais il défendait la paix. Et ma mère partageait son point de vue. Mes parents formaient un couple uni » explique Otto de Habsbourg qui fustige l’hostilité de l’état-major prussien, le manque de compréhension des Alliés et celle de Guillaume II. Il pointe du doigt leur responsabilité dans l’échec des négociations de paix mises en place secrètement par l’empereur avec la France. Encore plus celle de Clémenceau. « Si on voulait être logique avec l’Histoire, on devrait enlever le monument dressé à Paris à sa gloire » n’hésite pas à dire Otto qui juge durement le Tigre. Du couronnement de son père, Otto de Habsbourg-Lorraine se souvenait surtout de celui de Budapest qui l’avait impressionné. « J’ai pris conscience du rôle important occupé par mon père à partir de ce jour » déclare à Jean-Paul Picaper celui qui est encore député européen. Lorsque la monarchie chute, Charles refuse d’abdiquer. « Il ne voulait pas renoncer à réorganiser son Etat anéanti. Il rêvait d’un nouveau départ, mettant en œuvre les principes du fédéralisme que les réformateurs de l’empire voulaient depuis un moment. En octobre 1918, il lance son manifeste qui accorde une autonomie complète à tous ses peuples mais sous sa tutelle et avait même informé les Alliés » précise Otto. Trop tard, la révolution éclate et finalement l’empereur doit partir vers la Suisse avec sa tribu.
Charles I, un visionnaire
Otto fut techniquement roi de Hongrie (Othon II) jusqu’en 1946. Le pays était une monarchie sans roi, dirigé d’une main de fer par le Régent Horthy et ses alliés conservateurs. « Le peuple hongrois réclamait le roi à grands cris » rappelle l’archiduc. « L’amiral Horthy réussit à gagner du temps et convainquit mon père de retourner à Szombathely et d’attendre la suite des événements » raconte Otto. « Il va profiter de ce moment pour négocier avec Berne le retour de mon père et fit courir le bruit que le roi était reparti. Victimes de cette supercherie, les Français ne soutinrent plus Charles qui dut quitter le pays » poursuit-il. Charles I était un politique passionné qui suivait tous les bouleversements qui éclataient un peu partout en Europe. Selon Otto de Habsbourg-Lorraine, son père avait anticipé la montée du nazisme. Une idéologie qu’il va lui-même combattre. « La mauvaise graine des traités de Versailles, de Saint-Germain et de Trianon commençait à germer en Europe. La première réunion du Parti national-socialiste avait déjà eu lieu à Munich. Mon père a été l’un des rares hommes à voir venir le danger, avec le Pape » affirme Otto. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’avec l’accord du Pontife qu’il va tenter de reprendre son trône de Hongrie (avril et octobre 1921). « Mon père faisait confiance à Horthy d’autant que le sentiment de l’honneur était prédominant dans l’ancienne armée austro-hongroise » confie avec une certaine amertume le prétendant au trône. Un événement dont il se souvient parfaitement.
De son exil à Madère, Otto de Habsbourg-Lorraine n’hésite pas à le qualifier de « déportation ». « La vie était dure mais nous étions dans l’ensemble assez heureux. Mon père a essayé de nous transmettre son savoir comme s’il pressentait sa mort prochaine. Naturellement nous ne le réalisions pas » affirme l’archiduc. « Lorsque je le vis le dernier jour, à l’heure de vérité comme disent les espagnols, j’ai su que sa vie avait été réussie. Face à la mort, on ne peut plus se faire d’illusion. On est seul et tout ce que l’on a accompli ici-bas ne compte plus. Lorsqu’on est sur le point de rencontrer son Créateur, seuls le devoir accompli et la bonne volonté comptent à ses yeux. Cet enseignement a été pour moi, ainsi que mon père l’a voulu, la plus précieuse expérience pour le reste de la vie. Sa mort m’a montré qu’il ne peut y avoir d’échec total tant que notre conscience est en paix » rappelait régulièrement Otto de Habsbourg-Lorraine à propos de son père.
Prétendant au trône d’Autriche-Hongrie, ultime témoin d’un siècle agité, fidèle à la mémoire de son père et pro-européen, il est décédé en 2011 avec le même sentiment que le Bienheureux Charles : celui du devoir accompli !
Frederic de Natal