C’est l’histoire d’une ascension sociale fulgurante qui se confond avec l’Histoire industrielle de Lyon. Dynastie marquante du Second Empire, les Gillet vont régner sur un royaume de teinturiers et de soyeux jusqu’en 1979. La Revue Dynastie revient sur leur incroyable destin.
François Gillet est né le 10 décembre 1813 à Bully, une commune du lyonnais. Issu d’une famille de paysans modestes et illettrés, rien ne préfigure le destin qui l’attend. De sa maison, il peut apercevoir le château de Bully, longtemps possession de seigneurs féodaux, au centre d’une importante querelle de succession. Il n’a pas le temps de rêver. C’est un luxe que sa condition sociale ne lui permet pas. La révolution industrielle a permis le développement des métiers de la soie. C’est dans cette voie qu’il va se diriger. Il devient apprenti-tisseur avant de poursuivre son enseignement chez un de ses cousins, teinturier à Lyon. Un autre monde pour François Gillet qui découvre les canuts, regroupés dans le quartier de la Croix-Rousse. Les « ouvriers de la fabrique », comme ils se surnomment eux-mêmes, sont réputés. Ils vont même influencer des penseurs tels que Karl Marx ou Proudhon. Grisés par l’ambiance, François Gillet s’inscrit à la Société des ouvriers teinturiers et constate dans quel degré d’exploitation les canuts vivent. Il sait les ouvriers prompts à se rebeller. La révolte de 1834, qui va marquer le règne du roi Louis-Philippe Ier, sera violemment réprimée. Accusé d’avoir participé à cette révolte (en fait son affiliation à la Société des ouvriers teinturiers), il est renvoyé.
La teinture, le graal de François Gillet
François Gillet est devenu ambitieux. Il suit des cours de chimie au lycée La Martinière. Il apprend vite et entend ouvrir son propre atelier. Sans le sou, il convainc d’abord un autre ouvrier d’ouvrir un atelier conjoint, mais c’est un échec au bout de 5 mois. Il ne renonce pas et arrive à persuader les frères Pierron, François, Barthelemy et Auguste, de s’associer avec lui. Ce sont loin d’être des inconnus. Bons teinturiers, leur père est un propriétaire de terrain agricole et le maire de Saint-Clément-sur-Valsonne. Il va financer l’atelier d’autant que François s’est amouraché de la sœur de ses associés, Marie. Il ne tarde pas à l’épouser en 1840. Une élévation sociale qu’il doit à sa force de caractère. Le succès est même au rendez-vous et le commerce, situé au quartier des Brotteaux, passe rapidement de 3 à 30 ouvriers, obligeant les Pierron et les Gillet à déménager sur les bords du quai de Serin (rebaptisé plus tard du nom de Joseph Gillet). C’est là qu’il va développer une technique permettant de créer un noir unique baptisé « le noir impérial » afin de satisfaire l’exigence des fabricants de soieries, eux même en quête de l’excellence pour leurs riches clients de l’aristocratie et de la Haute-bourgeoisie lyonnaise. C’est le succès, la renommée pour François Gillet. L’atelier de teinturerie devient une vaste usine de 100 ouvriers et l’ouverture de succursales dans toute la région achève de donner tout son prestige à sa soie qui habille le Second Empire.
Un canut au service de l’Empire
Devenu un bourgeois, il travaille désormais en famille avec ses deux fils, Joseph (1843-1923) et François (1846-1897). Le secret de François Gillet est simple. Il tient à l’utilisation de la chimie pour la fabrication de ses colorants. Là où la plupart des teinturiers de l’époque utilisaient une palette de matière issues de composants naturels. Toutefois la concurrence étrangère, notamment suisse et allemande, est rude. En 1862, François Gillet envoie son fils Joseph étudier la chimie à Wiesbaden en Hesse, afin de se perfectionner La même année, il se retire de l’association qu’il avait conclu avec ses deux beaux-frères pour prendre son indépendance. Toujours avec ses deux fils, il crée la société des Établissements Gillet et fils en 1869. Le Second Empire a atteint son apogée. Catholique social (il est membre d’Association catholique des patrons de Lyon), bonapartiste convaincu, François Gillet se sert de sa fortune au service des plus démunis. Il n’a pas oublié d’où il vient. Bonnes œuvres, construction d’une église, ouverture d’une école d’apprentissage et d’une autre pour jeunes filles, François Gillet est visionnaire. Il instaure une caisse de retraite et met en place un système de primes pour ses employés, sorte d’intéressement avant l’heure. Il rachète le château de Bully en 1885, décide de se retirer du contrôle de sa société qu’il confie à Joseph, son aîné, aussi détenteur d’une majorité des parts de la société. Il connaîtra par la suite une courte carrière politique, maire de Bully entre 1888 à 1895, date à laquelle il décède, auréolé de la Légion d’honneur.
Une dynastie influente
De son mariage avec Marie Pierron, François Gillet a eu 4 enfants. Émilie Gillet (1841-1925), mariée au docteur Hugues Chatin (1825-1875), futur maire de Sainte-Colombe, Marie-Joséphine (1852-1889), mariée à Henri de Montgolfier (1847-1914), un descendant des frères du même nom, François qui sera élu maire d’Izieux entre 1887 et 1892 et enfin Joseph désormais à la tête de l’Empire Gillet. Il va rapidement suivre les pas de son père et développer l’entreprise en investissant dans de nouveaux secteurs, multiplier les cartes comme fondateur de l’École supérieure de chimie industrielle de Lyon, Vice-président (1879-1923) de l’École supérieure de commerce de Lyon (actuelle EMLyon Business School), membre fondateur de la Société de géographie de Lyon, membre de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, conseiller municipal de Bully, membre de la Chambre de commerce de Lyon ou encore ou encore membre fondateur du Musée des tissus de Lyon. Lorsqu’il décède en 1923 à Paris, tout ce que compte Lyon de personnalités importantes va défiler devant son cercueil. Les Gillet sont devenus une dynastie bourgeoise, respectueuse et admirée. C’est son fils aîné, Edmond, qui reprend les affaires familiales. La société connaît une expansion internationale avec l’ouverture d’usines au Royaume-Uni et aux États-Unis. Avec l’aide de ses frères, il va continuer l’œuvre de ses prédécesseurs. Chacun ayant un domaine de prédilection : Edmond, lui s’occupait des textiles artificiels, Paul (1874-1971) de la chimie et Charles (1879-1972) de la teinture ainsi que de l’impression. Sa gestion est plus ferme, mais la réputation de l’entreprise demeure. Très influent dans la haute bourgeoisie parisienne et lyonnaise, il devient régent de la Banque de France en 1926, président du Comptoir des Textiles Artificiels, de celui du Syndicat des Textiles artificiels et maire de Bully entre 1925 à sa mort survenue en 1931. Encore une fois, les obsèques sont grandioses. Noblesse et bourgeoisie se pressent pour lui rendre un dernier hommage.
La fin d’un empire centenaire
Le dernier grand chapitre de cette histoire extraordinaire va s’écrire avec Paul et Charles. Du premier, on retient surtout la villa Isola Serena (inscrite au patrimoine), construite en 1928, où il recevra la haute société en villégiature sur la côte d’Azur, relations toujours utiles aux affaires familiales. Le groupe traverse les affres de l’Histoire, doit se restructurer, regrouper ses activités afin de mieux se redévelopper. Après la Seconde Guerre mondiale, la société de teinturerie-soierie commence à péricliter. Charles décide alors de céder la partie chimique à la société Rhône-Poulenc en 1971, la teinturerie aux Chargeurs Réunis en 1976, tout en restant actionnaire au sein du groupe. Renaud, son fils, qui lui succède comme chef de famille, deviendra PDG du groupe Rhône-Poulenc, premier groupe chimique de France, dans lequel les établissements Gillet ont été définitivement fondus. Il part en 1979. Renaud Gillet est décédé en 2001, âgé de 87 ans. Il avait repris LIP, une société d’horlogerie réputée datant du XIXe siècle.
Si le nom des Gillet reste très présent à Lyon et sa région, où de nombreuses villes leur ont donné des noms de rues, il ne reste plus rien de cette dynastie aux mariages prestigieux. Marguerite Gillet (1904-1986), fille d’Edmond, épousera Ennemond Bizot (1900-1988) avec lequel elle aura 5 enfants dont le fameux patron de presse Jean-François Bizot (1944-2007). Charles Gillet a eu 5 enfants. Aux côtés de Renaud, sa sœur Denise (1906-1965) mariée à François Brossette, autre industriel reconnu de Lyon dont le fronton est toujours présent dans la capitale des Gaules. Ou encore Robert (1912-2003) qui sera directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères entre 1958 et 1962, ambassadeur au Maroc et en Espagne jusqu’en 1976.
Arnaud Gabardos